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Tiré de « Aegis – Un magazine pour mettre fin à la violence contre les femmes » printemps 1982
Gail Sullivan est une ex-employée de la Massachusetts Coalition of Battered Women Service Groups (Coalition des groupes de services pour femmes violentées du Massachusetts).
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La cooptation, c’est-à-dire l’assimilation d’attitudes différentes par le courant dominant, constitue un problème persistant pour tout mouvement politique. La cooptation est un processus naturel dans notre société qui entretient le statu quo en transformant revendications et visions radicales en changements acceptables et non menaçants (p. ex.: les luttes de libération des Noirs, des collectivités racialisées et des femmes sont circonscrites à des programmes d’action affirmative pour les désamorcer). La cooptation ne se manifeste pas toujours sous forme d’attaque frontale, ni comme le résultat de forces extérieures agissant sur nous, mais découle également de nos propres choix influencés par les valeurs qui nous ont été inculquées. Dans cet article, nous mettons l’accent sur le processus de cooptation apparent dans le mouvement des femmes violentées, bien que plusieurs des sujets abordés touchent d’autres mouvements politiques, particulièrement ceux liés à la prestation de services.
Le mouvement des femmes violentées a pris naissance sur deux fronts: a) aider les femmes violentées à s’échapper rapidement et leur fournir un lieu de soutien, les encourageant à transformer leurs vies et à devenir indépendantes et b) changer les conditions sociales et politiques qui favorisent la violence envers les femmes. Le mouvement a débuté en offrant des « services » de défense de droits et de soutien individualisé, parce que les organismes de services traditionnels n’offraient pas ce genre de soutien. Les services aux femmes violentées étaient perçus comme radicalement différents de ceux dispensés par les organismes de services traditionnels, parce qu’ils étaient fondés sur l’entraide mutuelle, visaient la réappropriation du pouvoir plutôt que la dépendance, valorisaient la conscientisation et prenaient pour acquis que la violence contre les femmes résulte de l’oppression des femmes plutôt que des déficiences et du masochisme de certaines d’entre elles.
Toutefois, même la fourniture de services aussi radicaux dépend de l’utilisation des ressources d’un système qui favorise la violence conjugale et peut donc difficilement contribuer à l’atténuer. Cette contradiction rend notre mouvement particulièrement vulnérable à la cooptation. Comme exemple d’un lent processus de dépolitisation, on constate que les expressions « violence envers les femmes » ou « femmes violentées », choisies par le mouvement pour nommer le problème, ont été progressivement remplacées par celles de « violence familiale », et même « violence envers le conjoint », toutes expressions qui masquent la réalité de la situation.
Pour contrer les effets de la cooptation sur le mouvement des femmes violentées, nous devons élaborer une analyse d’ensemble de la violence conjugale et des manières d’y mettre fin, y compris notre rôle de pourvoyeuses de services radicaux dans ce mouvement politique. Nous devons également comprendre quels aspects de notre travail sont infiltrés par les valeurs du système que nous combattons, tant au niveau des forces externes qu’internes.
Le problème externe
En tentant d’élaborer une alternative tout en travaillant à l’intérieur du système, nous nageons constamment contre un courant de cooptation. Nous sommes constamment incitées à accepter les valeurs sociales et les attitudes dominantes. Examinons quelques-uns des systèmes en cause.
Le système de justice pénale
Les gens se tournent vers le système de justice pénale (la police, les tribunaux, les prisons, etc.) pour trouver une solution à la violence conjugale et à la violence anti-femmes en général. On pousse les programmes destinés aux femmes à travailler dans ce contexte.
Toutefois, le système de justice pénale est conçu pour protéger le statu quo, dont la violence masculine envers les femmes est un aspect fondamental. Nous demandons donc à un secteur du système patriarcal de punir certains de ses membres pour un comportement inhérent à sa structure sociale.
Les lois sont édictées par ceux qui détiennent le pouvoir pour protéger leurs propres intérêts. Puisque les hommes, blancs, riches, sont au pouvoir, les lois sont faites dans leurs intérêts et contre les intérêts des hommes et des femmes de couleur et/ou de la classe ouvrière. Il n’est donc pas surprenant que la violence envers les femmes ne soit pas prise au sérieux, contrairement aux crimes contre la propriété. Pas étonnant non plus que des hommes noirs, latinos, autochtones et pauvres de toutes races se retrouvent en prison pour des crimes commis contre les femmes, tandis que les hommes blancs s’en tirent impunément, particulièrement lorsqu’ils ont de l’argent. Nous devons comprendre qu’un tel système ne punit pas des hommes pour leurs comportements dans le but de protéger les femmes, mais pour soutenir et refléter un des aspects de ce système, par exemple, le racisme ou la marginalisation des communautés originaires du Tiers-Monde.
Si nous reconnaissons la contradiction inhérente à l’espoir de voir le système de justice pénale résoudre le problème de la violence envers les femmes, alors nous devons être prudentes en choisissant le travail que nous voulons faire à l’intérieur de ce système. Les groupes de soutien aux femmes violentées offrent des services de défense juridique dont certains visent à obtenir la condamnation, et parfois l’incarcération, des hommes violents. Plusieurs aspects de l’accent mis sur la condamnation favorisent la cooptation. 1) C’est le seul outil dont disposent les femmes pour faire reconnaître socialement les crimes commis contre elles comme des comportements répréhensibles; 2) Nous acceptons l’autorité du système de justice pénale pour déterminer qui a tort et qui a raison, et nous accordons foi à ses verdicts de culpabilité; 3) Nous sanctionnons l’oppression des hommes pauvres et racialisés par le système de justice pénale et, 4) En soutenant l’incarcération, nous légitimons la dégradation et la destruction d’êtres humains dans les prisons, sous couvert de réhabilitation (contrôle social).
Les groupes de soutien aux femmes violentées participent depuis longtemps à la formation des policiers et du système pénal sur les moyens de mieux combler les besoins des femmes violentées. Malgré l’utilité occasionnelle de cette démarche, les groupes perdent souvent de vue ses limites à long terme. Ils oublient que, même en améliorant les attitudes et les comportements de certains individus, l’éducation ne changera pas les prémisses fondamentales de ce système, y compris le droit des hommes à dominer les femmes. En outre, en s’impliquant activement pour tenter d’améliorer ce système, les groupes négligent d’autres aspects du travail d’information, avec les groupes communautaires et le voisinage par exemple, qui auraient également pu contribuer à faire avancer le travail juridique. Même si nous avons obtenu des réformes immédiates importantes pour les femmes, ce processus est incroyablement épuisant et tend à engloutir de plus en plus d’énergies. Si nous oublions notre objectif, nous pouvons travailler dans un souci de gains législatifs pour eux-mêmes, nous épuiser et perdre de vue nos grandes priorités.
Les organismes de financement
Les valeurs et les buts des organismes de financement peuvent avoir un effet de cooptation sur le genre de travail que nous accomplissons et sur notre manière de faire. Premièrement, le financement est lié à un contexte de réformes acceptables. Aucun projet vraiment révolutionnaire ne sera financé – nos analyses et nos méthodes de résolution des problèmes doivent donc être diluées ou détournées.
Deuxièmement, les sources de financement privées et gouvernementales sont relativement versatiles. Un enjeu gagne en crédibilité et en importance, devient admissible au financement, et après quelques années, perd la vedette et cède la place au prochain enjeu subventionnable. Parfois, seuls certains aspects d’un problème sont considérés comme importants. Par conséquent, des maisons d’hébergement pour femmes violentées peuvent, par exemple, n’être financées que si elles desservent seulement les conjointes d’hommes alcooliques; ou l’hébergement de femmes peut être exclu du financement mais pas un programme pour enfants victimes de violence. Dans cette situation, les groupes doivent se contorsionner et modifier leurs objectifs de travail pour s’adapter aux possibilités de subventions et il arrive qu’elles perdent leur autodétermination. Et comme le financement doit souvent être renouvelé d’année en année, ce système limite nos possibilités d’envisager à long terme notre travail et les changements essentiels à nos vies.
Troisièmement, les intérêts des bailleurs de fonds peuvent être contraires à nos intérêts. Par exemple, le gouvernement peut financer un centre d’aide aux victimes d’agression sexuelle, une maison d’hébergement pour femmes violentées, etc. dans le simple but d’amasser des données et de fournir de l’information et des fonds aux chercheurs universitaires qui « étudient » différents problèmes. Par conséquent, dans de nombreux programmes fondés sur une base informelle de soutien entre égales, on doit maintenant remplir une multitude de formulaires sur les femmes et les enfants, les services fournis et le programme lui-même. Cela impose le modèle de service traditionnel de relation aidante-cliente, éloignant le personnel des femmes hébergées et communiquant un sentiment d’impuissance aux femmes violentées. Cela implique également une collecte de renseignements qui empiète souvent sur la vie privée des femmes et fournit une banque de données permettant de tirer des conclusions très nuisibles. (Par exemple, si les femmes qui fréquentent les maisons d’hébergement sont majoritairement pauvres et issues de la classe ouvrière, les chercheurs peuvent conclure que la violence conjugale ne touche que les personnes à faible revenu.)
Quatrièmement, même si les prémisses et les postulats des organismes de financement sont contraires aux nôtres, nous devons nous conformer à leur modèle. Par exemple, nous nous percevons comme offrant des services et un soutien radicaux aux femmes violentées, dans le contexte d’un mouvement pour mettre fin à la violence. Mais pour être admissibles au financement par ces organismes, nous devons décrire notre travail en utilisant une terminologie à caractère professionnel. Cela peut éventuellement influencer notre propre manière de percevoir les femmes violentées.
La législation fédérale américaine sur le financement des services sociaux par les États, qui est maintenant remplacé par des subventions globales et autres contrats de financement, a des effets de cooptation particuliers sur les programmes pour femmes violentées. Premièrement, les contrats de service avec des organismes privés sans but lucratif fournissent aux États des mécanismes pour éviter de négocier avec les syndicats représentant les fonctionnaires. Les organismes à but non lucratif ne font pas partie des syndicats et sont séparés les uns des autres et des fonctionnaires. Les États ne peuvent donc pas être tenus d’assurer des taux de rémunération et des politiques de travail uniformes aux travailleuses et aux travailleurs qui accomplissent un travail similaire et qui sont payés avec des fonds de l’État.
Deuxièmement, en fixant un « taux » par « unité de service » fournie à une femme violentée et à ses enfants, l’État intervient dans la relation entre le personnel des groupes d’hébergement et/de soutien et la femme violentée. Cela discrédite le modèle de réappropriation du pouvoir fondé sur le soutien entre égales que préconisent les programmes pour femmes violentées. Cela invalide l’argument fondateur du mouvement selon lequel ces femmes doivent, avant tout, se soutenir les unes les autres et défendre elles-mêmes leurs droits. En imposant un modèle de counseling et de services individualisés, on contredit la prémisse du mouvement des femmes violentées qui dit qu’une femme violentée doit d’abord et avant tout échanger avec d’autres femmes ayant vécu la même expérience. Toutes ces contradictions entre notre philosophie et celle d’un contrat de service portent atteinte à notre manière de travailler avec les femmes violentées.
Les organismes de services sociaux
Les organismes de services sociaux ont également une influence déterminante sur les programmes pour femmes violentées parce que nos groupes d’hébergement et de services dépendent de ces organismes, qui leur réfèrent les femmes violentées, et que nous en tirons une légitimité dans les collectivités où nous travaillons. Premièrement, les groupes sont influencés par le point de vue thérapeutique et psychologique qui règne dans la plupart des organismes de services sociaux. Cette individualisation de problèmes socialement induits est contraire à la perspective adoptée par les groupes d’hébergement et de services pour qui la violence conjugale est une conséquence de l’oppression des femmes. Le soutien aux femmes violentées doit miser sur la réappropriation de leur pouvoir, et les solutions à la violence conjugale doivent être de nature sociale et politique.
Pour être acceptables comme « services » légitimes, les groupes de défense des femmes violentées tentent habituellement de réinterpréter leurs convictions dans le langage des services sociaux traditionnels. Le problème est que, ce faisant, nous pouvons perdre de vue les différences très réelles entre ce que nous croyons et ce qu’ils croient. En agissant de la sorte, nous perdons notre raison même d’exister. Pourtant, faute de nous rendre acceptables, nous risquons d’être ostracisées, privées de notre financement et ainsi de suite. Après quelques années d’existence, les groupes d’hébergement et de services sont souvent perçus comme un maillon de plus dans le réseau des services sociaux. Même si cela rend les programmes acceptables, cela accroît la cooptation de groupes qui avaient au départ une perspective et un mode d’opération radicaux et qui envisageaient d’inclure les services au sein d’un mouvement politique plus large. Les groupes de défense des femmes violentées doivent conserver un sentiment clair d’identification avec les femmes violentées plutôt qu’avec les organismes.
Deuxièmement, la légitimation et la cooptation de tout programme de services alternatifs passe, en partie, par la normalisation et la réglementation des services, des groupes de services et des travailleuses qui les dispensent. Par exemple, les groupes d’hébergement et de services du Massachusetts seront affectés de manière défavorable par l’octroi de permis et par la classification des travailleurs sociaux. Les qualifications exigées pour travailler dans les maisons d’hébergement ont jusqu’à présent surtout reposé sur l’expérience, l’empathie et l’approche philosophique. Avec cette professionnalisation des travailleurs sociaux, les maisons d’hébergement devront probablement embaucher, à tout le moins, un certain pourcentage de personnel rémunéré correspondant à ces classifications. Cela nuira aux objectifs d’entraide et à l’importance accordée au soutien entre égales, pourra provoquer la mise à pied d’employées actuelles et limitera énormément l’accès aux postes rémunérés des femmes ayant subi la violence.
En outre, nous avons déjà assisté et continuerons d’assister à des tentatives pour imposer aux groupes de soutien aux femmes violentées, de même qu’aux maisons de transition, différentes réglementations concernant l’octroi de permis, le zonage, les normes de santé, etc. L’imposition de telles réglementations aux refuges pour femmes violentées impliquera des coûts supplémentaires pour répondre aux normes et des visites des refuges par différents organismes gouvernementaux, ce qui viole la vie privée des femmes et nie l’exigence vitale de confidentialité et de sécurité de nos maisons. L’efficacité des groupes de soutien aux femmes violentées est fondée sur leur différence d’avec les services sociaux traditionnels: tout effort pour éliminer ou nier ces différences diminue l’efficacité des groupes.
Influence des organismes de financement et de services sociaux sur la structure et le développement organisationnels
De nombreux groupes de défense des femmes violentées ont débuté sous forme de coopératives ou d’organismes collectifs partageant les prises de décisions par consensus et fonctionnant sans directrices. En contrant la hiérarchie habituelle des services sociaux, les groupes proposent aux femmes qui les approchent et à leur personnel un modèle de réappropriation du pouvoir. Toutefois, fonctionner de façon non-hiérarchique va à l’encontre de toutes les institutions de notre société, y compris les familles et les écoles où la plupart d’entre nous avons été socialisées. Par conséquent, un modèle collectif et/ou coopératif exige beaucoup d’énergie et de réflexion, de même qu’une ferme volonté de lutter contre les pressions à être et à fonctionner comme les organismes traditionnels.
Les groupes de défense des femmes violentées trouvent difficile de mettre de l’avant un modèle non traditionnel et de défendre son bien-fondé face aux organismes de financement et de services sociaux. En réponse aux pressions de l’extérieur, certains groupes se dotent d’une directrice de façade, ou ils décident d’engager une véritable directrice tout en tentant de maintenir un processus collectif de prises de décisions. De nombreux groupes créent des conseils d’administration externes qui regroupent des « piliers » de la collectivité plutôt que des personnes d’abord engagées envers le groupe de défense des femmes violentées.
Tous ces compromis affectent la réalité du fonctionnement des groupes. Comme elle est responsable du contact avec les organismes externes, une directrice de façade peut souvent commencer à assumer plus de pouvoir que les autres membres du personnel dans les prises de décisions parce qu’elle détient plus d’informations, particulièrement dans le domaine du financement. Un conseil d’administration externe peut entièrement réorienter les politiques et le travail de l’organisme s’il ne souscrit pas aux même principes, buts et objectifs que le reste du groupe. Il détient l’autorité légale et peut renverser les objections du personnel. C’est pourquoi les groupes doivent prendre très au sérieux l’importance politique de la structure et du processus de prise de décisions dans l’organisme. Ils doivent évaluer les risques qu’ils sont prêts à prendre et choisir les combats à livrer pour maintenir leur propre orientation.
La promotion d’une approche de croissance rapide, selon laquelle il faudrait toujours « voir grand », est un autre élément de la cooptation par les organismes de financement et de services sociaux. À l’origine, les groupes de défense des femmes violentées étaient petits, communautaires et surtout composés de bénévoles. Toutefois, les groupes de services sont plus respectés s’ils sont de bonne taille, ont beaucoup d’employées et sont bien financés. Les groupes sont incités à solliciter les subventions d’instances prestigieuses comme LEAA, CETA, etc. De nombreux groupes l’ont fait. Nous pouvons aujourd’hui observer l’impact dévastateur qu’a eu pour le mouvement ce mode de croissance. Lorsque ces subventions ont été coupées, certains groupes n’ont pas survécu. Des refuges essentiels pour les femmes violentées ont dû fermer leurs portes.
On a également fait face à d’autres problèmes. En embauchant cinq ou dix personnes d’un seul coup, les groupes se sont développés beaucoup plus rapidement que la structure et les capacités de soutien de leurs organisations ne le permettaient. Les groupes se sont retrouvés avec du personnel qui ne partageait pas la vision politique des fondatrices des programmes. On a vécu de nombreux conflits internes parmi les membres du personnel et, souvent, une incapacité à combler les besoins de soutien et de supervision des employées rémunérées ayant joint le mouvement. Cette pression à une croissance rapide et dans plusieurs directions à la fois rend les groupes de soutien aux femmes violentées dépendants de subventions qui disparaîtront. Elle encourage la hiérarchisation pour pallier tous les changements et nous entraîne loin de la vision d’un mouvement polyvalent dont les services ne représentent qu’une partie.
L’homophobie et la droite
Une tendance actuelle décelable au sein de certains groupes de soutien aux femmes violentées, comme au sein d’autres groupes, consiste à dissimuler notre véritable identité, occultant notre exigence de changements radicaux dans la vie des femmes. Cette tendance résulte de la montée de la droite et de ses attaques haineuses contre les politiques et les organisations féministes. Toutefois, plutôt que de nous ranger nous-mêmes à droite, nous devrions percevoir comme autant d’indicateurs des succès du mouvement féministe ces attaques virulentes contre la liberté reproductive des femmes, le droit des femmes d’échapper à un homme violent, le droit de choisir différentes formes de situations familiales et le droit à nos préférences sexuelles. Ces attaques reflètent nos convictions et en dernière analyse, les compromis que nous sommes prêtes ou non à accepter. En deçà d’un certain seuil, notre existence même est menacée.
Une des conséquences particulières de ces attaques contre les programmes pour femmes violentées se manifeste par la propension de certains groupes à occulter la participation et le leadership des lesbiennes dans le mouvement des femmes violentées. Lorsque les organisations de femmes cachent ou nient le travail des lesbiennes, elles contribuent à nourrir l’homophobie soulevée par la droite. Ce faisant, en plus de refuser aux lesbiennes leur droit à une place dans le mouvement des femmes, ces organisations sapent également le droit de toutes les femmes à se rassembler en tant que femmes, dans l’intérêt des femmes. Voilà ce qui est le plus menaçant pour l’ordre masculin établi. L’homophobie est donc utilisée comme une attaque envers toutes les femmes, sans égard à leurs préférences sexuelles. Nous devons lutter pour tous nos droits à choisir nos propres styles de vie. En nous contentant de moins, nous permettons à ceux qui s’opposent à notre liberté de nous réduire à zéro.
Le problème interne: l’absence d’une orientation politique précise
Nous vivons souvent une aversion ou une crainte face à l’analyse, aux prises de positions politiques avouées et aux structures cohérentes. Cette distanciation prend racine dans la critique féministe des organisations politiques dominées par les hommes et de leur exclusion des femmes. Toutefois, les groupes de soutien aux femmes violentées doivent se réapproprier le pouvoir d’élaborer une analyse poussée et une stratégie pour mettre fin à notre oppression. Sinon, nous sommes à la merci de la cooptation, sans orientation précise; nous ne pouvons pas définir exactement ce qui nous différencie du courant dominant et ce qui fait de nous des féministes, nous ne pouvons pas expliquer qui nous sommes aux nouvelles venues, nous ne savons pas quelle partie de notre travail porte nos visions et nous risquons d’être assimilées sans même nous en rendre compte. De plus, faute d’une orientation précise, nous ne pouvons pas reconnaître nos véritables ami(e)s et allié(e)s, d’où certaines conclusions simplistes pouvant nous faire dériver très loin, par exemple, la présomption que toutes les femmes appuieront notre mouvement.
L’absence d’une analyse et d’une stratégie claires isole le mouvement des femmes violentées d’organisations sœurs intimement reliées, comme celles qui travaillent sur d’autres aspects de la violence faite aux femmes, celles qui travaillent sur des enjeux économiques qui affectent profondément les femmes ainsi que tout le reste du mouvement féministe. En se concentrant sur un enjeu unique, les groupes perdent de vue la nécessité d’une solution commune. La focalisation sur un enjeu unique comporte un grand risque de cooptation pour les groupes: notre mouvement risque de devenir à peine plus qu’un réseau philanthropique. En outre, cette attitude ne correspond pas aux réalités des vies des femmes violentées. Les femmes violentées sont elles aussi affectées par la plupart des enjeux qui préoccupent les différents secteurs du mouvement des femmes.
On note une absence de vision et de planification à long terme dans le mouvement des femmes violentées. Notre objectif global de mettre fin à la violence contre les femmes se traduit rarement par des buts et objectifs précis pour progresser dans cette direction. C’est un indicateur du sentiment d’impuissance des femmes et de notre habitude à ne pas prendre notre travail et nous-mêmes au sérieux. Par conséquent, les groupes de soutien aux femmes violentées sont souvent accaparés par les urgences et nous nous embourbons dans un travail réformiste qui n’est pas porteur de notre vision à long terme. Cette situation s’avère non seulement dans les groupes d’hébergement et de services, mais dans les coalitions de programmes pour femmes violentées. Bien qu’on puisse accomplir beaucoup de travail législatif et de défense de droits d’une façon qui bâtit un mouvement de base, ce travail devient souvent, faute de buts et d’objectifs précis, une fin en soi et ne nous rapproche pas de nos objectifs à long terme.
Toujours plus de services
Pour répondre le mieux possible à notre souhait de soutenir les femmes violentées et aux frustrations souvent provoquées par la réponse des services sociaux existants, les programmes pour femmes violentées peuvent facilement générer de plus en plus de services. Au départ, les maisons d’hébergement étaient des lieux sécuritaires qui assuraient une certaine défense de droits, beaucoup de soutien et parfois, un peu de services de garde. Aujourd’hui, de nombreuses maisons d’hébergement offrent des programmes multi-services complets comprenant le counseling, les services de garde, le soutien parental, le parrainage juridique et plus. Même si ces services sont importants, il faut de plus en plus d’argent pour les dispenser. Cela amène les groupes à desservir beaucoup plus de femmes plutôt que d’aider celles-ci à s’autodéterminer, et le système se dégage de certaines de ses obligations de fournir des services aux femmes. Plutôt que d’essayer de combler chacun des besoins des femmes, il serait peut-être plus efficace au plan politique de travailler avec les femmes violentées pour exiger du système existant qu’il réponde lui-même à leurs besoins.
Des services plutôt qu’une réappropriation du pouvoir
Le choix de livrer des services mène à la cooptation en favorisant une vision thérapeutique de problèmes sociaux: des problèmes politiques et sociaux sont perçus comme des problèmes mentaux et affectifs individuels. Cette vision transparaît dans la majeure partie du langage qu’intègrent, souvent inconsciemment, les programmes pour femmes violentées, – les refuges pour femmes violentées deviennent des organismes et les femmes violentées des clientes qui ont d’abord besoin de counseling plutôt que de soutien, etc. En accordant trop d’importance aux services, on incite les travailleuses à enlever du pouvoir aux femmes violentées, comme lorsqu’une travailleuse qui connaît le processus d’aide sociale parle sans cesse à la place d’une femme. Cette situation est peut-être encouragée parce que les travailleuses ne sont gratifiées que lorsqu’elles réussissent à faire fonctionner le système. Toutefois, en agissant de la sorte, on prive les femmes violentées d’une occasion d’apprendre à se défendre et de la gratification d’avoir réussi par elles-mêmes. Les travailleuses sont alors perçues comme des expertes et les femmes violentées comme incapables de prendre le contrôle, ce qui contredit la prémisse la plus fondamentale du mouvement.
De plus, en insistant sur les services, on bureaucratise ces derniers dans un effort pour devenir plus efficaces et s’occuper de plus de femmes et d’enfants afin de répondre aux pressions exercées par les services sociaux qui veulent des preuves de notre réussite. Il en résulte une distance entre le personnel et les femmes violentées qui retire encore plus de pouvoir à ces dernières.
Les services nous empêchent de nous organiser
L’accent mis sur les services entrave la stratégie visant à organiser un mouvement pour mettre fin à la violence faite aux femmes. Les détenteurs du pouvoir aimeraient bien nous tenir occupées à fournir des services pour de très bas salaires, à soutenir une par une les femmes qui traversent une crise, en les aidant à ramasser le plus de miettes possible. Mieux vaut cela pour eux que de voir les groupes de soutien aux femmes violentées organiser ces femmes en groupes qui agiraient dans leur propre intérêt, qui manifesteraient devant l’aide sociale, les bureaux du logement, les parlements, etc. Nous devons être très conscientes que le fait d’être toujours ensevelies sous une montagne de services à fournir sert tout à fait les intérêts du pouvoir établi. Le système est conçu pour nous limiter, année après année, à panser les blessures, sans nous permettre de faire cesser la guerre contre les femmes. En fait, le burn-out et l’épuisement qui affectent les travailleuses du mouvement, ainsi que le roulement constant des bonnes organisatrices, sont probablement des résultats de l’importance exagérée accordée aux services.
En tombant dans le piège d’essayer de combler tous les besoins des femmes violentées en dépit d’une opposition croissante, nous subissons l’épuisement découlant de l’oppression des femmes sans le soulagement créatif et positif que nous procurerait la lutte collective des femmes pour ce qu’elles veulent. Les services ne sont pas suffisants et ne sont peut-être même pas la priorité numéro un pour les groupes de soutien aux femmes violentées au cours des temps à venir. Si nous voulons que les femmes de demain ne soient plus violentées, nous devons faire plus que de panser quelques-unes des victimes d’aujourd’hui.
Le travail d’organisation peut se faire sur plusieurs fronts externes, comme obtenir le soutien d’autres groupes de femmes ou organismes progressistes pour le travail que nous accomplissons, organiser les anciennes instances collectives du mouvement des femmes violentées dans un but d’entraide et d’action, etc. On peut également travailler à l’interne des groupes d’hébergement et de services en organisant des ateliers de sensibilisation, en impliquant le groupe dans d’autres activités politiques, etc.
Les groupes de soutien aux femmes violentées ne font pas beaucoup de sensibilisation politique et n’impliquent pas vraiment les femmes violentées dans l’activité politique du mouvement. Ce travail est mis de côté, peut-être parce que nous voulons éviter d’imposer la politique aux femmes, ou parce que le temps nous manque, ou parce que les services prennent trop de place. Et pourtant, c’est une vision politique de la violence conjugale qui différencie les groupes d’hébergement et de services pour les femmes violentées des services sociaux traditionnels, et les femmes violentées devraient pouvoir partager elles-mêmes cette vision.
En outre, la violence conjugale n’est pas isolée des autres aspects de l’expérience des femmes, et les femmes tirent profit d’une compréhension politique de leurs expériences afin de réaliser que ce qui leur arrive est une conséquence de leur oppression et qu’elles ont beaucoup en commun avec d’autres femmes. Les nouvelles bénévoles profiteraient aussi de sessions de conscientisation pour constater de quelles manières l’oppression les touche, elles aussi. Des groupes de conscientisation peuvent servir à rapprocher des femmes provenant d’horizons différents et fournir aux nouvelles venues dans le mouvement une occasion de puiser dans la vaste expérience du mouvement des femmes. En négligeant ce travail, on ne rend pas service aux femmes violentées et aux nouvelles bénévoles, parce qu’on ne leur permet pas d’accéder au mouvement.
Carrières et carriérisme
Il existe une tension inhérente entre le droit pour les femmes de gagner un salaire décent et de travailler dans des conditions acceptables et le fait qu’on ne puisse pas espérer que les organismes de financement privés et gouvernementaux nous soutiendront dans la création des changements sociaux que nous souhaitons. Cette tension encourage fortement la cooptation et un conservatisme croissant.
Premièrement, quand la survie même des personnes qui prennent les décisions politiques et stratégiques dans un organisme dépend de la stabilité du financement et de la qualité de leur relation avec leur organisme de financement, il est difficile pour ces personnes de prendre position contre ces organismes et de risquer de perdre leurs subventions. Cela peut mener à un affadissement libéral du travail du groupe et à une influence accrue des organismes de financement sur les choix du groupe par le biais des besoins du personnel.
Deuxièmement, les besoins de survie des femmes et leur désir d’obtenir des emplois satisfaisants, combinés avec la légitimité croissante des refuges pour femmes violentées, ont donné lieu à la perspective de « carrières » dans le mouvement de soutien aux femmes violentées. Bien que cette vision soit compréhensible, elle devient également problématique si elle prend de l’importance. Les carrières individuelles peuvent nuire au développement de l’organisme et du mouvement. Par exemple, la nécessité de ne pas compter sur des subventions importantes dans une économie en décroissance est contraire aux besoins salariaux des femmes. Quand les moyens de subsistance des militantes dépendent de la fourniture de services, on peut voir que leurs soucis de carrière, la nécessité de prouver leur utilité et le souhait de poursuivre leur travail les poussent à mettre l’accent sur les services plutôt que sur l’organisation et le soutien d’un travail d’autonomisation des femmes violentées.
Troisièmement, quand la plupart des employées d’une maison d’hébergement sont des femmes blanches de classe moyenne et que la majorité des utilisatrices sont issues de la classe ouvrière ou de communautés racialisées, la vision carriériste du travail perpétue le racisme et l’oppression de classe propres au système de services sociaux en les répercutant à l’intérieur de notre mouvement.
Les femmes du mouvement doivent réfléchir sérieusement aux questions entourant le carriérisme – ses avantages et ses inconvénients – et déterminer ce qui sert le mieux la création d’un mouvement destiné à mettre fin à la violence contre les femmes.
Influence du conservatisme sur la recherche de financement
Les responsables du financement, parce qu’elles sont directement dans la mire des organismes de financement et de services aux collectivités, occupent une position extrêmement importante et vulnérable en regard du maintien de l’intégrité d’un groupe. Premièrement, les responsables du financement sont en charge des relations avec plusieurs organismes externes: dans ce rôle, elles subissent d’énormes pressions pour que le groupe se rallie au courant dominant. On leur demande de parler, de se présenter et d’agir de façon semblable à celle des organismes de services sociaux. Elles doivent arriver à traduire notre travail dans un langage acceptable pour les organismes de financement et de services sociaux. Elles risquent également faire face à beaucoup d’homophobie, tant implicite qu’explicite. Tous ces aspects ont sur elles une influence qui peut se répercuter sur l’ensemble du groupe.
La possibilité que les responsables du financement surprotègent leur organisme, au point de s’avérer compétitives et territoriales à l’intérieur du mouvement, est un autre problème majeur lié à la cooptation. La tendance surprotectrice des responsables du financement tient au fait d’être amenées à se sentir responsables du bien-être et de la stabilité de leurs organismes. Lorsque les responsabilités concernant la supervision et la survie du groupe demeurent imprécises, notamment, dans les groupes collectifs et coopératifs, la tâche de la responsable du financement peut devenir invivable.
La responsable du financement en vient souvent, soit à définir elle-même l’orientation du groupe, soit à lutter contre les autres membres de l’équipe, jusqu’à l’épuisement. Cela peut la conduire à s’identifier de façon exagérée avec les intérêts de l’organisme. Il peut s’ensuivre une défense réflexe de son propre groupe et une compétition avec les autres groupes du mouvement. Lorsque les responsables du financement perdent de vue la vision globale du mouvement en faveur de l’intérêt immédiat de leurs groupes, elles tombent dans les griffes de l’ennemi. D’autant plus qu’aujourd’hui où l’argent devient plus rare, où augmentent les attaques contre nous et où des organismes traditionalistes ou carrément anti-féministes créent des services pour femmes violentées, les risques de conflits internes augmentent et leur danger est d’autant plus grand. Il est important qu’aucune de nous, et particulièrement les responsables du financement, ne perde de vue les intérêts du mouvement dans son ensemble et les objectifs que nous partageons.
Conclusion
La cooptation amène les groupes de soutien aux femmes violentées à chercher dans le système juridique patriarcal des solutions dont nous savons qu’il ne peut les fournir, en espérant que ceux qui ont intérêt à maintenir le statu quo soutiendront financièrement un travail censé transformer ce même système.
La cooptation prive les groupes de leur perspective politique, de leurs objectifs et de leur vision globale du mouvement, ce qui arrive d’autant plus facilement si ces concepts n’ont pas été clairement définis au départ. En conséquence, on assiste au départ des femmes qui ont initié le mouvement et lui ont insufflé sa vision, souvent épuisées et parfois pleines de rancoeur et/ou évincées suite à des conflits internes.
La cooptation mène à la transformation des groupes féministes de la base en organismes de services qui deviennent, de ce fait, de simples extensions du système de services sociaux. Ce qui soulève la question de savoir s’il est pertinent pour les groupes féministes de fournir des services et de se retrouver dans une situation presque semblable à celle des organismes traditionnels.
La cooptation nous fait aussi perdre de vue les problèmes très réels qui divisent les femmes – les oppressions de race et de classe et l’homophobie. Ces enjeux peuvent être réduits à notre politique d’embauche et ne pas être envisagés globalement. En particulier, comme les critères d’acceptation et de légitimité sont définis par les hommes blancs hétérosexuels de la classe supérieure, les femmes blanches hétérosexuelles de la classe moyenne sont plus susceptibles de représenter le mouvement, d’occuper les postes de leadership et de définir l’orientation de nos groupes. Nous devons contester cette tendance et soutenir et encourager la diversité et les différences de toutes les femmes du mouvement.
En bout de ligne, la cooptation nous prive de notre capacité à créer les changements sociaux qui sont nécessaires à nos vies.
Les groupes de soutien aux femmes violentées doivent élaborer une orientation politique claire, et nous devons être prêtes à nous tenir debout pour défendre ce en quoi nous croyons et ce que nous sommes – c’est ce qui nous rend les plus efficaces. Aujourd’hui, l’alternative entre la prestation de services et d’autres activités politiques est probablement la question la plus cruciale pour l’avenir du mouvement. Nous devons commencer à y trouver des réponses. Il n’est pas étonnant que des groupes fondés par et pour des femmes doivent faire face à cette question. Les femmes ont toujours été éduquées à être des servantes et elles ont toujours été validées pour leur compassion et leur désintéressement sans fin. Bien que ces qualités soient admirables, elles peuvent emprisonner les femmes dans un inextricable bourbier de services et nous empêcher d’agir pour transformer la réalité de notre oppression.
Gail Sullivan est une ex-employée de la Massachusetts Coalition of Battered Women Service Groups.