Comment le battage publicitaire nuit aux femmes violées
par Tamara Gorin
La «pilule du viol» a fait son apparition en Floride en 1993. Faisant maintenant partie du tableau général du viol en Amérique du Nord, le rohypnol est une méthode bien connue utilisée par les agresseurs sexuels pour avoir accès aux femmes et les frapper d’incapacité en vue d’un viol éventuel.
Mais le rohypnol, ce n’est que la dernière drogue à la mode que les hommes utilisent pour violer les femmes. On parle beaucoup du rohypnol, mais les hommes continuent d’utiliser l’alcool, les médicaments sur ordonnance, la marijuana, la cocaïne et l’héroïne. Le nombre de femmes qui appellent notre centre contre le viol ou qui nous posent des questions sur le rohypnol a augmenté parallèlement à l’attention accordée par les médias à la drogue et non vice versa. Les femmes sont bombardées d’avertissements visant à modifier leur comportement afin de se protéger contre le rohypnol, et cependant le nombre de femmes qui nous appellent pour signaler l’utilisation de drogue ou d’alcool comme facteurs d’un viol reste constant : environ un quart des 1 400 appels que nous recevons chaque année.
Le rohypnol est définitivement utilisé pour commettre des viols. Mais, après cinq ans de surinformation, il est temps de jeter un coup d’oeil plus attentif à cette question.
Mettez l’engin de recherche en marche et tapez «Rohypnol». Les résultats de la recherche donnent des centaines de sites, créés en grande mesure par la police, les bureaux des shérifs, certains groupes communautaires et la American Drug Enforcement Agency. On se rend rapidement compte de la proportion des sites américains par comparaison aux sites canadiens : au moins 100 pour 1.
Le Ministry of Women’s Equality de Colombie-Britannique a publié, au début-1998 un bulletin d’information. C’est le seul document gouvernemental au Canada qui apparaît lors des recherches sur Internet. Il fournit les informations standard . Les seuls liens fournis avec d’autres sites web sont américains. On note cependant certains points importants. On précise dans ces sites que le rohypnol n’est pas la seule pilule du viol et on y prend les féministes au sérieux en les avertissant que «promouvoir la sensibilisation présente également le risque de promouvoir le comportement critiqué».
En d’autres mots, l’information est censée prévenir. En déclarant : «Bien que des articles sur le rohypnol aient été publiés dans les médias, il n’y a pas de preuves officielles de la présence de cette drogue en Colombie-Britannique», (l’emphase est la leur) on accepte la réponse répétée le plus souvent par la police.
Le rohypnol n’a pas été détecté dans les quelques échantillons de sang et d’urine analysés par les laboratoires judiciaires. La plupart des échantillons sont prélevés une fois que la drogue a été métabolisée. Souvent, les échantillons ne sont pas analysés pour dépister d’autres drogues. Hoffman-LaRoche, le fabricant du rohypnol, a récemment financé un programme de dépistage des drogues aux États-Unis. Les résultats de ce programme ont indiqué que le rohypnol était décelé dans moins de 3 % des échantillons prélevés.
Et cependant, la police et la GRC disent aux femmes que, sans cette preuve, il est impossible de procéder à une enquête. Comme dans le cas des agressions sexuelles en général, c’est à la femme qu’il incombe de prouver qu’elle a été violée avant que la police ne porte une accusation. Il n’y a pas eu au Canada de condamnation pour administration de rohypnol, bien qu’en Colombie-Britannique on ait déjà enregistré plus de 20 enquêtes policières sur l’utilisation de cette drogue dans des cas d’agression sexuelle.
Les groupes de lutte contre les drogues ont un impact significatif sur les changements législatifs aux États-Unis et ailleurs, comme en témoignent les changements apportés à plusieurs lois qui restreignent le transport du rohypnol et l’accès à cette drogue. Leur stratégie est de souligner l’utilisation possible du rohypnol en vue de commettre un délit de violence et, secondairement, son utilisation à titre de drogue de la rue.
L’apparition d’activités pour prévenir les viols marque une victoire en matière de relations publiques. En réalité, les changements déjà apportés aux lois sur le viol n’ont pas empêché les cas de viol, et ceux-ci n’ont pas diminué. La victoire réelle ici, ce n’est pas la protection des femmes, mais la restriction d’une drogue populaire. Les organismes de lutte contre la drogue ont gagné une victoire assez importante dans la guerre contre les drogues, et ceci sur le dos des femmes violées.
Les femmes disent toujours qu’elles avaient un lien quelconque avec l’homme qui les a violées. Quand elles se plaignent d’avoir été violées au moyen de rohypnol, les femmes se plaignent de l’homme avec qui elles sont sorties un soir, de l’homme recommandé par une amie, de l’homme avec lequel elles ont dansé au bar, un soir. Le «viol lors d’une sortie» décrit le viol qui se produit généralement vers la fin d’une soirée, fréquemment dans une voiture ou chez la femme. Cela inclut également le viol par une connaissance, quelqu’un que la femme connaît un peu moins, un homme rencontré dans un bar, lors d’un party ou d’un autre événement social. L’utilisation d’alcool et (ou) de drogue par l’un ou l’autre des partenaires est souvent un facteur.
La police, les établissements d’enseignement et les agences de services sociaux fournissent des informations et des instructions concernant le viol lors d’une sortie. Elles s’adressent presque exclusivement aux femmes. Elles soulignent surtout ce que les femmes devraient faire pour éviter le viol, énumèrent «ce qu’il faut faire et ce qu’il ne faut pas faire», renforcent le mythe que si les femmes surveillent leur comportement, elles cesseront d’être victimes de viol. Et on ajoute le rohypnol à la liste. Maintenant, les femmes ne doivent pas simplement limiter leur consommation d’alcool, elles doivent aussi ne jamais laisser sans surveillance leur verre de coca-cola. Elles doivent mélanger leurs propres cocktails et, quand elles ne sont pas en mesure de le faire, il est préférable de surveiller le barman, le serveur ou l’homme qui les sert.
Ceci rend les femmes, et non les hommes, participantes actives au viol. Ces directives semblent donner aux femmes une certaine puissance, celle de prendre des décisions qui les protégeront, pour éviter le viol, mais en fait elles donnent aux femmes la responsabilité de prévenir le viol en exonérant les hommes.
Et malgré des années de travail de la part des féministes pour réfuter les mythes entourant le viol, la haine des femmes se profile derrière la plupart des discussions publiques et privées concernant le viol. Selon ces discussions, la femme s’efforce de trouver une explication pour son propre comportement parce que chaque personne à laquelle elle parle lui pose inévitablement des questions. Si, en plus, elle présente une perte de mémoire, quelle qu’en soit la cause, ses jugements sont considérés suspects. Même avant devoir, peut-être, fournir une preuve, dans un cas passant en cour, elle doit en fournir une devant le tribunal de l’opinion publique. Des définitions du comportement adéquat des femmes persistent, et on la place dans une catégorie de femmes : victime réelle, ou participante qui mérite la façon dont elle a été traitée. Était-elle simplement au mauvais moment au mauvais endroit ou est-ce qu’elle a bien mérité ce qui lui est arrivé?
L’insistance continue sur le maintien de normes qui ne font que refléter des types de comportements d’opposition refuse d’admettre la complexité qui règne dans la vie des femmes et la complexité des viols. Cela reflète également un refus obstiné d’appliquer aux hommes qui violent les mêmes normes qu’aux femmes.
Bien que les femmes soupçonnant l’utilisation de rohypnol lors d’un viol puissent se sentir éprouvées, elles peuvent cependant ressentir un certain soulagement. Le fait important ici c’est que, à la différence des autres drogues, que la plupart du temps les femmes choisissent d’ingérer et dont elles choisissent la quantité, les hommes qui administrent du rohypnol aux femmes contre leur volonté le font en cachette, derrière leur dos. La réaction possible des femmes pour changer ce qui va se produire ensuite est diminuée quand les hommes utilisent du rohypnol pour les violer et elles sont ainsi moins responsables que l’imaginent la plupart des femmes. Le tour de prestidigitation de l’agresseur place de manière très évidente la responsabilité là où elle devrait être placée de toute façon.
Cette catégorie de victime de viol innocente sépare ces femmes de celles qui auraient pu ou non se défendre de toutes leurs forces pour prévenir un viol ou se défendre mais ont été quand même violées. Ce n’était pas l’intention de la femme. Les femmes, particulièrement les femmes qui déposent une plainte auprès de la police, déclarent le viol, non pour protéger leurs intérêts propres mais pour protéger les autres femmes. Elles savent que, parfois, on peut arrêter l’agresseur avant qu’il ne commette un autre viol. C’est pour cette raison que le rohypnol est connu comme «la pilule du viol lors d’une sortie». Avant même que l’on sache que le rohypnol était très répandu comme drogue de la rue, les femmes disent que les hommes l’utilisaient contre elles.
Qu’un homme utilise ou non du rohypnol ou une autre drogue pour frapper d’incapacité la femme qu’il veut violer, c’est lui qui est responsable. Garder cette idée à l’esprit permet aux femmes d’échapper au mythe misogyne entourant le viol et de parvenir à une réponse dépassant la femme individuelle. Il devient alors possible de souligner non le comportement de la femme mais celui de l’homme. Il devient possible de moins parler du rohypnol mais de parler davantage du viol.