Ce pourquoi le féminisme est une théorie et une pratique qui conduit le monde vers la liberté
Déclarations à la gauche 1982-1986
par Lee Lakeman
À l’automne 1982, j’ai été invitée à participer à un panel comprenant trois femmes: Jackie Larkin, Drena McCormick et moi-même. Nous étions invitées par le groupe « En Lutte ».
En Lutte (EL) était un groupe marxiste-léniniste pan-canadien et québécois entre 1975 et 1982. Cette conférence faisait partie d’une série destinée à ouvrir le débat au sujet du parti (EL) et dans la gauche.
J’ai accepté cette invitation en grande partie parce que deux membres d’EL avaient – avec l’appui de leur groupe, je présume – beaucoup aidé Rape Relief à récolter des fonds dans les syndicats pour soutenir notre maison de transition.
Parler aux membres d’EL me terrifiait et représentait un défi pour moi. Je trouvais encore difficile de sentir et de penser que mon choix de lutter en tant que féministe, plutôt que comme membre d’un groupe communiste ou anarchiste, n’était pas un choix pour la partialité. Même en écrivant cette phrase, j’en reconnais le sexisme. « Tout ce qui est femme est incomplet », c’est-à-dire non masculin, non global.
J’étais anxieuse de leur dire ce que je trouvais faux dans l’avant-gardisme, non en analysant la gauche, mais en parlant du féminisme.
J’étais particulièrement irritée par les gauchistes qui étaient convaincus qu’ils devaient guider le reste d’entre nous – surtout lorsque « guider » en était venu à signifier enseigner, orienter et obliger plutôt que « donner l’exemple » ou « soutenir en offrant de l’argent ou des buts ». Les gauchistes que je connaissais étaient souvent condescendants, ne serait-ce qu’en refusant de reconnaître leur propre manque de liberté et donc en refusant de partager notre indignité. Tout cela était coloré par le fait que, des années 60 aux années 80, les gens que j’ai rencontrés et connus dans la gauche canadienne étaient des universitaires bien payés pour des emplois idéologiques et de race blanche. Moi, je suis mère autonome d’un enfant noir et je vis sous le seuil de la pauvreté. Beaucoup de gens croyaient que la classe ouvrière pourrait et devrait diriger le monde, mais ils ne me percevaient pas comme membre de la classe ouvrière. Je me percevais moi-même de plus en plus comme membre de la classe ouvrière et je voulais simplement ne pas être contrôlée par les gens. Je souhaitais qu’on m’encourage à espérer des gens leur propre prise en main. C’était l’époque où on pouvait entendre beaucoup de monde proférer avec complaisance des phrases comme « les féministes n’ont pas de théorie économique », « les féministes ignorent les enjeux de classe et de race » et « le mouvement des femmes est une organisation de masse » plutôt qu’un ensemble de groupes politiques.
J’étais et je demeure convaincue que le féminisme est une théorie et une pratique qui conduit le monde vers la liberté.
Quatre ans plus tard, je me rends compte que ce discours est toujours valable. Je répéterais tout ce que j’ai dit à l’époque sauf l’appel à la « censure pure et simple ». Je crois maintenant que de réclamer au gouvernement canadien à censure du matériel pornographique est une dangereuse erreur. On trouvera dans d’autres articles ma position et celle des membres de mon collectif sur la censure et sur d’autres formes de contrôle gouvernemental.
Aux gens de la gauche des années 1986-1987, je souhaite seulement ajouter que je crois que la terrible démobilisation de vos groupes au cours de ces années a également touché, dans une certaine mesure, le mouvement des femmes – une situation pour laquelle je n’ai pas de réponses faciles. Mais quand les mouvements de résistance referont surface et que la gauche tentera de garnir ses rangs, certaines de mes critiques et de mes positions devront certainement être prises en compte dans vos structures, vos plates-formes et vos vies quotidiennes.
Les arguments qui suivent ont été exposés par Lee Lakeman lors d’un forum du groupe En Lutte où Vancouver Rape Relief avait été invité à présenter ce que nous savons de la libération des femmes, quelles sont les formes et structures qui sont utiles et fonctionnent pour les femmes et ce que les groupes de femmes ont en commun avec les partis communistes, ainsi que des suggestions sur la façon dont nous pourrions collaborer, et ce que devraient faire les communistes pour reconnaître pleinement la libération des femmes et travailler à son avènement.
Il me semble que toute organisatrice ou organisateur a la responsabilité d’étudier le langage et le comportement des personnes opprimées pour refléter à nos yeux la splendeur, l’ingéniosité et le courage de notre propre résistance. C’est nécessaire pour aller au-delà de l’aide, pour valider ce comportement et ce langage afin qu’ils puissent être célébrés et améliorés par les gens opprimées. Je pars de l’acquis que nous désirons toutes et tous nous libérer de nos chaînes. Je crois également que toute théorie sur ce qui nous maintient dans l’oppression et sur ce que nous pourrions y faire maintenant doit se bâtir à partir de l’expérience vécue de femmes réelles et doit souligner et honorer ce qui est déjà notre résistance active. Toute stratégie devrait faire état de notre conviction envers une pratique plus démocratique, une activité personnelle plus riche et un partage accru de choses, de temps, d’énergie. Elle doit refléter notre foi dans un avenir où aimer est un verbe actif.
Quelle est donc l’expérience vécue des femmes? Une femme est violée toutes les 17 minutes au Canada. Vancouver Rape Relief a reçu plus de 500 appels d’urgence cette année. Peu d’entre nous avons accès à un salaire égal pour un travail d’égale valeur, encore moins à des congés de maternité, des services de garde appropriés ou un travail significatif. Une femme sur quatre sera victime d’une agression sexuelle violente au cours de sa vie. Malgré cela, les violeurs reconnus coupables s’avèrent culturellement normaux. Les lois de l’immigration nous gardent en position d’esclaves sexuelles sous-payées, de travailleuses agricoles, domestiques et épouses achetées par correspondance. 400 000 d’entre nous sommes violées par nos maris chaque année, selon US Magazine. Les maisons d’hébergement sont pleines. L’aide sociale est le lot des parents seuls, des femmes en majorité. Une femme sur huit est agressée sexuellement avant l’âge de 18 ans; 40 % d’entre elles le sont par un homme de leur famille, 75 % des agresseurs sont des hommes à qui l’enfant faisait confiance.
Neuf femmes sur dix font état d’avances non sollicitées au travail – pas seulement par les patrons, mais par leurs collègues de travail. La pornographie est une industrie qui génère 5 milliards de dollars par année et il y a quatre fois plus de boutiques porno que de McDonald’s, et cela n’inclut pas les magasins du coin. Peu d’entre nous, sinon aucune, vivons en tant que femmes une journée entière libre de la peur paralysante d’une agression – dans notre maison, sur la rue, au travail. Le Valium est le médicament le plus prescrit. On en prescrit aux femmes pour réduire l’expérience et l’expression de notre colère. Les femmes sont encore mises à pied, harcelées et parfois battues pour avoir osé exprimer leur liberté sexuelle en aimant une autre femme plutôt qu’un homme. Les avortements sécuritaires et légaux dès le premier trimestre sont hors d’accès pour la majorité des femmes de la Colombie-Britannique.
Sheila Rowbotham écrit, « Le féminisme est, pour moi, un mouvement visant à affirmer les intérêts des femmes en tant que sexe. Mais plus encore, c’est un moyen de libérer et de communiquer les intuitions que cette subordination tient en échec. Le mouvement de libération des femmes fait partie de la création d’une société où ne subsistera aucune forme de domination. Cette société ne peut être scindée du processus de sa fabrication. » Au cours des dix ou douze dernières années, j’ai observé et participé à des expériences exaltantes de prise de pouvoir par les femmes. Nous avons élevé nos pratiques de conscientisation au niveau d’un art en mettant sur pied des groupes de parole, des groupes de soutien, des festivals, des réseaux, des conférences, des bulletins, des bulletins de troc, des caucus de femmes et des centres de femmes. Nous avons expérimenté de nouvelles manières d’étudier ensemble en créant des magazines, des groupes d’étude, des librairies, des journaux, des cours d’études féministes et des centres de médias pour femmes. Nous avons élaboré une pratique de manifestations de masse avec des marches, des tribunaux publics, des occupations et des campagnes de lettres et de téléphones. Nous avons créé des centres d’activités bien organisés pour nous soutenir mutuellement et inventé des structures alternatives dans des collectifs de santé, des centres contre les agressions à caractère sexuel et des maisons d’hébergement.
Et, à travers tout cela, nous nous sommes efforcées de trouver des façons de jeter des ponts en travers des fossés de classe et de race qui nous séparaient. Il n’est pas inhabituel, par exemple, pour celles d’entre nous qui sommes de couleur ou de la classe ouvrière, de se rassembler en caucus pour nous adresser des revendications. De plus, il y a dix ans, il n’y avait pas de centres anti-viol au Canada. Aujourd’hui, il y en a environ 40, dont la plupart s’assemblent à l’échelon national comme centres militants autonomes où les femmes ripostent à la violence sexiste.
Comme Sheila Rowbotham, je crois fermement aussi qu’en faisant ce travail, nous avons appris à miser sur nos propres intuitions politiques, et elles sont nombreuses. Par exemple, nous avons insisté sur la protection et l’intimité que procure le travail en petit groupe. Dans ces groupes, il s’est avéré important que chaque femme ait suffisamment d’espace et d’écoute pour que se développent ses sentiments et ses idées. Nous ne prétendons pas à une rectitude universelle qui peut être apprise par cœur ou parachutée dans le groupe par un « véritable » organisateur. Nous espérons que nos visions seront prises en compte parce qu’elles découlent de nos expériences de vie. Nous savons que nos sentiments, nos pratiques et nos idées vivent et se transforment dans le travail avec les femmes. Nous savons tout ce que nous avons à exprimer et partager. Nous nous attendons à voir nos points de vue pris en compte parce qu’ils sont issus de nos expériences de vie. Les mots que nous utilisons sont une quête d’ouverture et d’honnêteté dans ce que nous voulons pour nous-mêmes et ce que nous disons. Il est très important d’avoir le droit de dire « je ne sais pas, personne ne le sait et nous devons trouver », sans être discréditées comme stupides. Nous avons tenté dans notre travail politique de faire place à la vulnérabilité et à l’ouverture aux sentiments de chaque femme, ce qui est pour nous l’essentiel de la conscientisation. L’échange d’idées s’est révélé un processus collectif extraordinaire.
Nous avons rejeté le centralisme organisationnel et les structures hiérarchiques. Nous avons rejeté les notions traditionnelles de leadership, préférant l’envisager comme une fonction à partager tour à tour. Les structures que nous avons inventées ont eu pour fonction de répondre à de besoins particuliers des femmes. Les expériences de riposte de nos organisations ont été extrêmement diversifiées et les femmes y ont participé de façons très variées.
À nouveau, Sheila Rowbotham écrit: « Le mouvement des femmes a touché de nombreux domaines de la politique qu’avaient négligés les socialistes, et son emprise est beaucoup plus profonde. On y met une plus grande part de son être. » Nous sommes restées proches, dans tout ce processus, de nos propres faiblesses et de notre douleur. Il est difficile de nous détacher suffisamment de cette implication pour élaborer une critique théorique distanciée tout en demeurant conscientes de l’incroyable créativité dont nous avons fait preuve.
En nous conscientisant ensemble, nous organisant ensemble, nous occupant les unes des autres et rêvant ensemble, certaines choses sont devenues plus claires. Nos chaînes sont forgées de nouveau chaque jour, non seulement par les forces armées de l’État ou par ses institutions, non seulement par des idées créées par l’État ou par l’appareil institutionnel, mais également par chacun des hommes de nos vies qui participe activement à notre oppression. Il a été essentiel pour nous de nous rassembler en tant que femmes, pour clarifier nos stratégies et nos revendications. Nous voulons arracher le pouvoir, non seulement aux États et aux entreprises, mais aussi à chaque homme qui nous maintient dans l’oppression et à chaque homme qui tire profit de cette oppression, et ce sont tous les hommes.
Je peux regrouper sous trois rubriques une partie de notre travail de résistance et d’organisation et vous montrer une partie de ce que je veux dire. Sous la rubrique « violence contre les femmes », nous avons travaillé à contrer la pornographie, la prostitution, le harcèlement sexuel au travail, le viol, la violence conjugale et les agressions sexuelles contre les enfants. Il est vrai que la plupart d’entre nous réclamons de l’argent, des réformes juridiques et des changements institutionnels qui nous seront utiles dans tous ces domaines. Toutefois, non seulement voulons-nous que les hommes arrêtent d’acheter de la pornographie et arrêtent les autres hommes d’acheter de la pornographie, mais nous ne voulons pas non plus d’une censure qui peut si facilement être utilisée contre nous. Non seulement voulons-nous l’annulation de toutes les lois restrictives utilisées contre les femmes dans la rue et que la police réponde quand une prostituée appelle à l’aide contre son esclavagiste, mais nous voulons aussi que les hommes cessent d’acheter et de vendre des femmes. Non seulement voulons-nous plus de maisons d’hébergement appartenant aux femmes, mais nous voulons aussi que les hommes cessent d’agresser et de menacer les femmes et cessent de tolérer des blagues à ces sujets. Non seulement voulons-nous que le viol soit défini juridiquement par les femmes, que les processus judiciaires soient humanisés et les violeurs politiquement définis, mais nous voulons aussi que les hommes cessent de forcer les femmes à la soumission sexuelle et de nous contraindre par leur force et par leurs besoins.
Sous la rubrique de notre liberté sexuelle, non seulement voulons-nous abroger les lois restrictives de l’avortement, avoir plus d’information en matière de contraception et de meilleures cliniques anti-MTS, et enlever aux tribunaux le pouvoir de punir les mères lesbiennes, mais nous voulons aussi que les hommes cessent d’être aussi sexuellement irresponsables. Nous voulons que les hommes cessent de harceler les lesbiennes, que les hommes cessent de violer les enfants, que les hommes cessent d’assumer que les femmes sont sexuellement consentantes et que les hommes cessent d’exiger ou de refuser la monogamie comme s’ils étaient la seule personne dans la relation.
Sous la rubrique de la responsabilité de prendre soin les uns des autres pour développer notre plein potentiel humain, non seulement voulons-nous des services de garde 24 heures sur 24 pour tous les enfants, mais nous voulons aussi que les hommes cessent d’abdiquer leurs responsabilités envers les enfants qui les entourent. Non seulement avons-nous besoin de soins médicaux appropriés dans toutes les collectivités et de maisons pour les personnes âgées, mais nous voulons aussi que les hommes se préoccupent de nourrir leurs familles et d’enterrer leurs morts et d’aider leurs bébés à naître en sécurité.
Nous avons appris d’expériences malheureuses à ne jamais censurer notre lutte au sein d’une autre lutte. Ce message de soumission, plusieurs d’entre nous l’avons reçu dans des coalitions et des alliances avec des hommes de gauche ou dans des regroupements progressistes contrôlés par les hommes. On nous a dit encore et encore que nos revendications étaient, d’une façon ou d’une autre, mal formulées, sans importance ou qu’elles faisaient diversion. Aujourd’hui, dans nos caucus, nos centres, nos actions collectives et nos structures alternatives, nous ne voulons pas de vous. Si des hommes veulent nous appuyer, les moyens de le faire sont nombreux. Par exemple, commencez par ôter votre botte de sur la gorge des femmes de votre vie et exigez que les hommes de votre vie en fassent autant. Prenez la seconde place, y compris lors de la Journée internationale de la femme, et cessez de nous défier pour avoir l’air de tout diriger. Demandez-nous comment nous pensons, comment nous ressentons et comment nous nous organisons. Il y a des choses que vous pouvez apprendre, une structure qui peut vous servir d’exemple, une colère dont vous devez prendre acte. Prenez un peu plus soin des personnes qui sont dans votre vie. Cette pratique contribuera à vous humaniser, comme elle l’a fait pour nous. De toutes manières, vous devrez vous y mettre parce que, pendant un certain temps, nous allons être occupées à travailler à notre propre libération.