Un rappel de notre pratique originelle du féminisme dans nos maisons d’hébergement
par Pauline Funston
publié dans les cahiers de la femme
octobre 2000
De formidables pressions tentent présentement d’imposer des méthodes de type professionnel à notre travail dans les maisons d’hébergement pour femmes violentées et nous allons devoir ne ménager aucun effort pour riposter et maintenir notre pratique du féminisme. Au début, les intervenantes féministes de première ligne avaient pour mission et responsabilité de transmettre aux femmes qui s’adressent à nos refuges une pratique révolutionnaire menant à un changement politique. Aujourd’hui, le personnel qui entre dans nos maisons est surtout composé de femmes qui sont en mesure d’obtenir un diplôme en travail social.
Nous recevons désormais des « clientes » et nous fournissons un « service », un symptôme évident de la dilution des principes et pratiques féministes. Les femmes violentées qui viennent dans nos refuges nous perçoivent maintenant comme « autres » plutôt que comme semblables à elles.
Pourtant, n’oublions pas que ce sont les femmes violentées qui ont été les premières à saisir la nécessité de maisons d’hébergement et qu’elles ont participé à la création et l’élaboration des politiques de ces maisons en partenariat avec les intervenantes de première ligne. Nous devons exercer des pressions sur notre gouvernement pour conserver la main-haute sur les normes à faire respecter, des normes qu’ont créées les féministes. L’érosion des normes féministes au nom d’un certain professionnalisme dépouille les femmes violentées de leur dignité, de leur autonomie et de leur droit de participer au mouvement féministe. En acceptant les normes gouvernementales, nous sommes contraintes à devenir un service social de plus qui, en retour, individualise l’expérience de la femme violentée et empêche l’avènement de changements politiques, tant pour elle que pour les autres femmes.
Autour de la table
J’ai assisté, à titre d’intervenante de première ligne, à la National Conference on Domestic Violence, à Portland (Oregon). Un des ateliers auquel j’ai participé portait sur le féminisme en maison d’hébergement. Aucune des autres travailleuses en maison d’hébergement qui était là ne pouvait dire, comme moi, qu’elle travaillait en collectif. Elles débattaient des règlements à imposer aux « clientes » dans leurs maisons et de la pertinence d’accorder ou non à ces « clientes » la permission de revenir travailler dans les maisons après leur séjour. J’ai été bouleversée de constater les conséquences qu’avait eues la professionnalisation sur ces organisations de femmes et je suis revenue bien décidée à faire tout mon possible pour éviter que la même chose nous arrive au Canada.
Chez nous, les femmes se rassemblent quotidiennement autour de la table de cuisine du refuge pour discuter des pressions extérieures qu’elles encourent après avoir quitté leur conjoint violent et de la manière dont ces forces se liguent avec l’agresseur pour les opprimer, elles. Nous parlons de nos enfances de filles ayant grandi dans un système patriarcal, découvrant des effets identiques, peu importe notre pays d’origine ou la religion à laquelle nous pouvons appartenir.
Nous continuons ensuite à discuter et débattre de différents enjeux, élaborant des idées et des analyses sur ce que nous avons en commun – être nées femmes et avoir grandi dans un environnement où « Papa a raison… ». Nos pères sont les chefs de famille, les chefs d’État, les dirigeants des pays, les chefs religieux, les dirigeants d’entreprises et, en bout de ligne, nos conjoints.
Notre analyse est aujourd’hui rendue plus loin. Nous ne croyons plus que les agressions d’un homme contre une femme ont lieu contre elle seule dans le secret de son foyer. L’étendue de notre oppression devient plus claire et nous reconnaissons maintenant qui domine et qui est dominée et pourquoi les agressions contre les femmes permettent aux hommes de conserver le contrôle et tout le pouvoir. Nous avons été encouragées à nous entre-déchirer, comme tous les groupes opprimés. Nous réalisons que notre isolement est une arme efficace pour perpétuer le pouvoir et le contrôle des hommes.
Toutefois, dans la maison d’hébergement, les femmes apprennent pourquoi et comment il est important pour nous de partager nos histoires et de nous entraider dans notre lutte quotidienne pour la survie. Cet apprentissage et ce soutien entre égales nous permettent de commencer à voir tout ce que nous avons enduré aux mains d’un conjoint violent et à élaborer des stratégies pour nous assurer une vie sécuritaire et indépendante, tout en militant pour un changement politique.
Prendre sa vie en mains
Lutter pour ses droits est un exercice dépaysant pour la femme qui a été tenue en otage dans une relation de violence conjugale. Celles d’entre nous qui travaillons en maison d’hébergement savons qu’en enseignant aux femmes comment élaborer des stratégies et créer des alliances en confrontant le système, celles-ci réussiront mieux à prendre leurs vies en mains. En naviguant à travers le système, ces apprentissages leur serviront d’outils de pouvoir – des outils à utiliser en quittant la maison d’hébergement, en se regroupant avec d’autres femmes pour obtenir un changement politique. À titre d’intervenantes de première ligne, nous savons aussi qu’en professionnalisant le travail, nous pouvons facilement glisser vers l’offre de « services » aux femmes, vers leur infantilisation. Pour devenir activement autonome, une femme violentée doit prendre les commandes et nous voir, les intervenantes de première ligne, comme ses accompagnatrices. Quand nous utilisons une hiérarchie de pouvoir, et que nous remettons ces femmes entre les seules mains de diplômées universitaires, elles tombent au bas de l’échelle et nous recréons le rapport de forces qu’elles ont dû subir lorsqu’elles vivaient avec leur agresseur. Notre engagement envers l’autonomie de chaque femme qui se présente dans nos maisons d’hébergement doit conserver la première place dans notre théorie et notre pratique.
Un appel à l’action
Il est important de réaliser que la femme violentée qui doit reconstruire une vie pour elle et pour ses enfants, devra consacrer son temps et ses énergies à prendre soin de ses enfants, trouver un logement, acquérir une formation et chercher un emploi. Elle a besoin de notre encouragement et de notre soutien pour participer au mouvement des femmes. Regrouper des ex-résidentes dans une démarche d’entraide, d’éducation et d’action communes peut permettre à ces femmes de devenir une force politique. Elles peuvent revenir travailler au refuge, participer à des actions politiques et réclamer des réformes aux gouvernements. Dans les maisons d’hébergement féministes, ces femmes ont trouvé leurs voix en partageant collectivement le pouvoir et en prenant conscience de leur égalité. La mobilisation d’ex-résidentes en vue d’une action politique peut réussir si nous cultivons nos relations avec elles. Durant leur court séjour au refuge, les femmes violentées ont l’occasion de constater la possibilité de changements politiques, à condition que nous maintenions une pratique féministe dans nos maisons d’hébergement.
Pauline Funston est membre du collectif Vancouver Rape Relief and Women’s Shelter. Elle travaille en maison d’hébergement et milite depuis plus de sept ans. Pendant cette période, elle a travaillé avec de nombreuses femmes violentées. Elle a voyagé et vécu seule dans de nombreuses parties du monde pendant de longues périodes, surtout en Afrique du Nord et en Asie. Issue de la classe ouvrière, elle a grandi dans une région rurale de l’Ontario. Depuis quatre ans, elle travaille surtout à l’avènement concret de la libération des femmes.