par Lee Lakeman
Vous, les femmes russes, vous m’impressionnez énormément. Vous qui, en l’espace de cinq courtes années avez adopté la notion des centres d’agression sexuelle et l’avez assimilée. Maintenant, vous proposez, avec le même enthousiasme, de développer des maisons de transition. Merci de m’avoir invitée à vous parler un peu de notre expérience et de nos dilemmes actuels. Peut-être que vos connaissances vont nous aider à accélérer notre travail. Ou peut-être que notre travail pourra, en quelque sorte, vous tracer un chemin. Je pourrais en écrire des livres entiers sur ce sujet et j’espère avoir bien choisi les sujets d’intérêt à aborder avec vous.
Ces institutions féministes n’ont que 20 ans. En 1973, des Canadiennes ont créé les premières maisons de transition et les premiers centres d’agression sexuelle. Cette même année, des centres apparaissaient en Angleterre et aux États-Unis. Ce sont les nations-états où les institutions politiques féministes centrées sur les services se sont épanouies. Les femmes ont généré une deuxième vague d’activité en Australie, en Nouvelle-Zélande, dans l’Europe de l’Ouest et du Nord et, dans une certaine mesure, dans d’autres pays. Alors que nous nous approchons de la fin du siècle, les femmes, dans le monde entier, luttent pour trouver des refuges. Nous recherchons toutes des maisons où nous pouvons nous regrouper en tant que femmes, pour nous échapper et récupérer. Dans ces centres, nous pouvons formuler des stratégies et nous organiser contre la violence sexiste, pour le statut d’égalité pour les femmes.
La présence d’une maison de transition transforme chaque communauté qui l’abrite. Les femmes du quartier savent qu’il est maintenant possible de sortir d’une situation horrible. Cela n’est pas facile, mais c’est possible. L’homme apprend très vite que la femme le quittera si l’abus continue. Les médecins, les infirmières, les thérapeutes, les conseillers de la communauté en viennent à compter sur la disponibilité d’un refuge et sur la compétence des femmes qui animent ces refuges. Les agents de police ont alors un endroit où amener les femmes qui ont demandé de l’aide. Les mères dont les enfants ont été menacés par un père abusif peuvent alors écarter leurs enfants de ce danger.
Chaque institution existante, de la police aux tribunaux, aux autorités religieuses et aux services de bien-être social du gouvernement, ressent la pression accrue exercée par les maisons de transition qui les force à faire quelque chose d’efficace. Les médias ont maintenant une nouvelle source d’exemples et d’initiatives. Les histoires vraies émanant des maisons de transition prouvent l’étendue du problème et témoignent des efforts des féministes en vue de résoudre la question de l’inégalité des femmes.
Évidemment, il est également vrai que les maisons de transition aident à développer une société civile à laquelle les femmes sont en mesure de participer. Les maisons comme les centres d’agression sexuelle fournissent des occasions d’apprentissage et d’activité aux femmes de la communauté : tant aux femmes qui échappent à la violence qu’à celles qui organisent leur évasion. Par le biais de ces maisons, les femmes se renseigneront mieux sur les nouvelles initiatives en matière de réforme de la législation, les nouvelles campagnes juridiques, la formation de nouveaux groupes sociaux, les développements récents en matière de médecine et de services sociaux. Rassemblées au sein d’un refuge, les femmes peuvent exercer des pressions sociales en vue d’obtenir davantage de services et de réponses politiques aux femmes en tant que groupe, tout en créant un endroit plus sécuritaire pour les femmes violées. Administrer une maison de ce type représente une occasion de pratique démocratique et d’élaboration de théories sur le développement social, ce qui est trop souvent étranger à l’expérience des citoyennes moyennes.
Des femmes canadiennes très ordinaires gèrent quelque 250 maisons de transition indépendantes au Canada. Chacune offre une ligne de téléphone publique et des services de counseling/défense des intérêts où l’on fournit aux femmes des conseils sur la manière d’échapper aux violences perpétrées par leur mari ou leur conjoint. Elles aident aussi les femmes à cacher les petites filles qui ont été menacées ou agressées sexuellement par leur père ou leur beau-père.
La plupart de ces maisons peuvent abriter dix à vingt femmes et enfants à la fois. La plupart des familles y restent entre deux semaines et deux mois. La disponibilité des logements dans la communauté détermine généralement la longueur du séjour. Les besoins de la famille en matière de confort, de contacts et de soutien supplémentaire peuvent faire varier la longueur de leur séjour. Par exemple, nous avons convaincu une femme de rester à la maison de transition pendant plusieurs mois. Elle était très jeune, immigrante, son premier enfant de moins d’un an étant né prématuré. Elle était alors seule pour élever l’enfant et attendait son deuxième. Nous avons décidé que cela pourrait faire une différence importante dans sa vie si nous faisions une entorse au règlement concernant la durée du séjour. C’est pourquoi nous l’avons fait. Maintenant, ils vont tous bien et j’ai eu le plaisir d’assister à la naissance du deuxième enfant.
Le personnel de la maison de transition ainsi que l’aide mutuelle entre les résidentes aident chaque femme à faire face au danger qui la menace et qui menace ses enfants. Le personnel des maisons de transition veille à la sécurité des femmes en les groupant. Ainsi, chaque résidente est consciente des dangers que peut représenter l’un des maris concernés et en guette tous les signes annonciateurs. Certaines maisons de transition affichent la photo de ces maris violents pour que toutes les résidentes soient au courant. Dans certaines maisons, on répète avec les résidentes les mesures à prendre si un homme vient à la porte ou à la fenêtre. Certaines ont du personnel présent vingt-quatre heures sur vingt-quatre et d’autres peuvent appeler le personnel au moyen d’une pagette fonctionnant toute la nuit. Cependant, c’est la solidarité entre les femmes qui permet de garder le secret concernant l’endroit où elles se trouvent, d’empêcher les hommes d’entrer dans l’édifice. Et c’est la même solidarité qui garde chaque femme en sécurité alors qu’elle entre et sort, et vaque à ses occupations quotidiennes. Ce n’est jamais la proximité des services de police ni la vitre pare-balles qui fait une différence.
La grande erreur à éviter, c’est de traiter les femmes comme étant impuissantes ou ignorantes. La notion de refuge est fondée sur l’aide mutuelle entre des femmes adultes, certaines courant un danger immédiat et d’autres non. Nous vivons toutes et tous dans un monde où les femmes ne sont pas traitées de manière égale, ce qui nous laisse vulnérables aux violences exercées par un mari, un conjoint, un frère ou un père. Les intervenantes doivent toujours baser leurs actions non sur le fait que «cela aurait pu m’arriver», mais plutôt que, cette fois-ci, c’est arrivé à la femme en question. La plupart des améliorations apportées au traitement des femmes par les autorités sont dues à notre action publique collective. Elles ne sont pas dues principalement à l’habileté ou à la compétence de la femme membre du personnel qui se plaint.
Aucune décision qu’une femme peut prendre ne garantira qu’elle ne sera pas une femme battue sauf si elle évite d’être une épouse ou une conjointe. Même ce choix précis ne la protège pas (ne nous et ne vous protège pas) d’autres formes de violence contre les femmes, comme l’agression sexuelle au foyer ou au travail. Il est évident que les hommes ont le pouvoir d’attaquer. À moins que les hommes n’arrêtent de violer et de donner des coups, les femmes vivront «dans le ventre de la bête», s’adaptant de leur mieux. Une fois que les intervenantes ont aidé chaque famille à s’installer au refuge, elles mettent en place un plan spécifique de sécurité, comme retirer les enfants de l’école, ou les faire changer d’école, et s’assurer que le mari ne pourra pas rejoindre sa femme au travail. Le personnel et les résidentes doivent alors faire face à la crainte et au traumatisme résiduels.
Chaque famille doit se débrouiller pour trouver un nouveau logement sécuritaire, déménager, trouver une nouvelle école et un nouveau travail et, bien sûr, faire face à la perte du père qui a peut-être été dangereux mais reste aimé. Chaque femme décide si elle va procéder à une rupture familiale temporaire ou permanente, si elle va ou non rechercher une issue juridique à la relation conjugale et aux arrangements parentaux. Les intervenantes fournissent leur opinion, surtout concernant les questions de sécurité et les chances d’établir une relation d’égalité avec le conjoint à l’avenir. Mais toutes les décisions reviennent évidemment à la femme. L’intervenante lui rappelle qu’on respectera sa décision, quelle qu’elle soit, et qu’on travaillera avec elle. Rien ne la gardera en sécurité totale, et la décision qu’elle prendra aura ses avantages et ses inconvénients. Les intervenantes doivent sembler suffisamment ouvertes d’esprit pour que la résidente leur fasse confiance. Les résidentes doivent partager entre elles et avec nous leurs idées et leurs stratégies. Elles doivent se sentir libres de pouvoir changer d’avis. Elles doivent savoir ce qui, selon nous et selon les autres résidentes, semble la meilleure solution, mais on les encourage à résoudre la situation par elles-mêmes. Elles choisissent à partir d’options limitées ce qui leur semble meilleur pour elles et pour leurs enfants.
Souvent, les femmes qui quittent un homme abusif recherchent un programme thérapeutique pour l’homme. Elles voudraient bien pouvoir considérer le comportement détesté comme étant une maladie. Nous avons maintenant des soi-disant «projets pour hommes abusifs». Les hommes y sont envoyés obligatoirement par le tribunal ou y vont volontairement quand leur femme les quitte. Aucun n’a enregistré un taux de succès encourageant.
L’approche qui y est adoptée est souvent limitée à la question de la gestion de la colère. On sait que c’est la question de la valeur accordée à l’égalité des femmes qui fait toute la différence. Certains hommes n’acceptent tout simplement pas le droit des femmes à l’égalité et certains ne peuvent pas résister à la pression sociale exercée sur eux en vue de contrôler leur femme et leurs filles. Je crains que ces programmes soient voués à l’échec à moins que l’on ne renverse la pression sociale au point où les hommes devront expliquer pourquoi ils ne recherchent pas activement à créer un climat d’égalité et de paix.
Dans les maisons de transition, nous devons signaler aux femmes la disponibilité de ces programmes et les dangers qui y sont inhérents. Il est extrêmement important de garder le contact avec les femmes qui rentrent à la maison parce que leur mari a promis de participer à l’un de ces programmes. Trop souvent, son sens de la sécurité est mal fondé et elle est exposée à un danger accru.
Généralement, ce sont des femmes seulement qui animent et gèrent les maisons de transition. Nous avons eu des divergences de vues concernant la gestion de ces projets par des hommes. Très peu proposent que des hommes travaillent directement avec les femmes logées en maison de transition. Moi-même, je ne suis pas d’accord pour confier à des hommes la gestion de ces organismes. Il me semble que si des hommes veulent fournir un soutien, il y a beaucoup de choses qu’ils peuvent faire sans pour autant devenir responsables directement de toute l’affaire.
Les intervenantes doivent être des personnes sensibles acceptant de ne pas blâmer la femme pour la violence perpétrée par son mari. Elles doivent vivre leur propre vie dans un esprit de respect de l’autonomie et de la responsabilité, et offrir cet exemple. Les meilleures intervenantes fournissent aussi un modèle de «fun» et de productivité, un encouragement pour les femmes à vivre la vie au maximum. Bien sûr, les intervenantes capables de formuler des arguments reflétant une solidarité féministe ont la meilleure chance d’encourager les femmes à s’entraider mutuellement au bénéfice de toutes.
Les intervenantes partagent leur propre histoire de fuite ou de survie, ou encore leur soulagement d’être en sécurité à cette étape de leur vie. Néanmoins, elles expriment toujours le message qu’à moins que les hommes arrêtent d’attaquer leur femme et leurs enfants, aucune d’entre nous ne pourra être sûre que ceci ne nous arrivera pas à nous, à nos soeurs ou à nos filles. Aucune d’entre nous n’est en sécurité parce qu’elle est féministe. Aucune d’entre nous ne peut être absolument sûre de pouvoir détecter quel homme risque de l’agresser, et dans quelles conditions.
Dans la plupart des maisons de transition, un mélange d’intervenantes rémunérées et non rémunérées collaborent à ce projet politique. Nous avons découvert qu’un mélange des deux est la meilleure solution. Cependant, toutes doivent s’engager à travailler à l’égalité sociale, juridique, politique et économique des femmes. Toutes se sont engagées à aider les femmes à échapper à la violence sexiste, qui est à la fois le résultat et la cause de cette inégalité.
Ces engagements sont profonds et sérieux. Aucun pays sur la planète ne dispose encore d’un système juridique ou d’une police protégeant les droits des femmes à l’égalité. Il est donc pratiquement inévitable que les intervenantes doivent défier les autorités à un moment ou à un autre, et ceci souvent sur une base quotidienne.
La plupart des maisons de transition disposent d’un personnel suffisant pour qu’il y ait au moins une personne de garde à la fois, un plus grand nombre d’intervenantes étant disponibles pendant les heures d’activité de pointe. Les heures d’activité sont celles où les femmes emménagent ou déménagent de la maison de transition, quand les familles préparent et savourent des repas ensemble, les moments où les enfants se rassemblent, les moments où ont lieu les réunions des groupes d’entraide ou les rendez-vous médicaux et juridiques.
Nos meilleures maisons de transition sont gérées comme de grandes coopératives. Chaque famille dispose d’une grande chambre à coucher, afin de fournir un espace personnel et un espace pour la vie privée en famille. Si la famille est nombreuse, elle pourra avoir deux pièces à sa disposition. Généralement, les gens sont un peu entassés les uns sur les autres mais les conditions ne sont pas insupportables. Les activités quotidiennes sont légèrement différentes d’une maison à l’autre. Dans la plupart des maisons, chaque mère prépare le déjeuner et le dîner de ses enfants en utilisant la nourriture et l’équipement de cuisine de la maison de transition.
Bien sûr, dans les bonnes maisons, le réfrigérateur et les armoires sont toujours disponibles aux résidentes ainsi que des aliments nourrissants, dans la mesure où les membres du personnel peuvent se les procurer. Il y a en abondance du linge, des jouets, des livres et des vêtements essentiels que les membres du personnel ont sollicité auprès de la communauté. Nous partageons ces ressources avec les femmes au moment où elles quittent la maison pour s’installer ailleurs.
Normalement, le repas principal de la journée dans la maison de transition est celui du soir. Il est préparé en collaboration par les résidentes et le personnel. De cette manière, on peut vérifier que tout le monde est présent et jouir de moments de solidarité, où l’on prend plaisir à constater les progrès réalisés par les autres résidentes. Lors de ce repas, les membres du personnel s’efforcent de faire comprendre la nature collective de notre condition. Elles essaient de suggérer et de proposer des modèles de solutions coopératives pour répondre aux besoins individuels.
Quand j’ai quitté Moscou, il y a cinq ans, j’étais en route vers l’Inde pour assister à un colloque à Bombay, en compagnie de vingt femmes de l’Inde et vingt femmes du Canada qui luttent contre la violence contre les femmes. Dans notre discussion sur les maisons de transition, la raison du succès particulier des maisons de l’ouest industrialisé est devenu particulièrement évidente à mes yeux. Ce sont véritablement les femmes qui utilisent ces maisons qui les contrôlent. Il ne s’agit pas d’un travail de charité fait d’en haut, par une caste ou une classe plus élevée. Ce n’est pas le travail des hommes. Ce n’est pas le travail de ceux qui se sentent supérieurs moralement. C’est un travail politique visant à établir l’égalité des femmes, effectué par les femmes qui désirent cette égalité. Il est particulièrement nécessaire de modifier l’impact violent de cette inégalité des femmes.
Bien sûr, on remplira toujours les maisons de femmes pauvres : il y a davantage de femmes pauvres que de femmes riches. Autant de femmes (dans la même proportion que la population) de certaines classes et groupes ethniques utilisent ces centres que de femmes qui les gèrent et y travaillent. Ce mouvement ne peut pas être sous-tendu par un style ou une attitude de type «noblesse oblige». Quand les maisons de transition ont un personnel dont le statut social est supérieur à celui des résidentes, la maison est en perte de vitesse. Une aide mutuelle nécessite exactement l’opposé.
Ceci est également évident sur le plan des liens entre les maisons de transition et des liens avec les autres organismes de femmes. Ceci est évident dans les coalitions volontaires, tant au niveau local qu’international. Les féministes connectent les femmes travaillant dans les maisons de transition avec celles qui s’efforcent de rendre le système médical plus favorable aux femmes et avec celles qui travaillent contre le harcèlement sexuel au travail. Les maisons de transition ont souvent des liens spéciaux avec les organisations luttant contre la prostitution et avec celles qui luttent pour protéger les femmes contre les technologies de la reproduction. Et, bien sûr, il existe un lien logique avec les femmes qui s’efforcent d’exercer un certain contrôle sur l’agriculture et l’approvisionnement en eau.
Nous organisons souvent des visites pour les femmes de pays du tiers monde, comme l’Inde, le Népal ou le Bangladesh. Parfois, je me demande ce qu’elles peuvent retirer de nos modèles. Il me semble évident que sans un réseau de services sociaux, par exemple, une source garantie de revenu dans le cadre d’un programme de bien-être, les maisons de transition ont une utilité limitée. Sans argent disponible pour le logement et la nourriture, les femmes ne sont pas en mesure de quitter le foyer. La maison de transition ne peut pas alors jouer un rôle de transition.
Nous avons dû repenser à ceci au cours des cinq dernières années. Notre gouvernement national a modifié la Loi sur le régime d’assistance publique et l’a remplacée par une législation qui ne nous garantit pas le droit au bien-être. Cette loi a également transféré les responsabilités aux provinces, ce qui favorise les différences régionales. Des réductions budgétaires de plusieurs millions de dollars sabrant les programmes sociaux ont suivi, aux niveaux fédéral et provincial. L’ancien régime d’assistance publique du Canada permettait aux provinces de demander au gouvernement fédéral des sommes équivalant à chaque dollar dépensé par la province pour les maisons de transition. Ce partage des coûts a disparu. Nous avons, en tant que mouvement, protesté contre ces changements.
Nous maintenons qu’il s’agit d’une entorse aux ententes internationales signées par le Canada dans le cadre du CEDEF (Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes) des Nations Unies.
Nous maintenons aussi que notre gouvernement ne remplit pas la promesse d’égalité enchâssée dans la Charte canadienne des droits et libertés.
Les maisons de transition canadiennes ont signalé ceci au CEDEF et se sont plaintes à la rapporteuse spéciale des Nations Unies sur la violence contre les femmes.
La promesse d’égalité contenue dans la Charte, aux termes de la loi, a été au centre de nos activités dirigées vers la transformation de notre propre système de justice criminelle. Comme notre Charte a dix ans, nous conservons l’espoir d’en faire une réalité. Mais le combat a été difficile. Nous avons lutté pour obtenir plusieurs réformes visant à tenter de protéger les dossiers conservés par les maisons de transition après le séjour des femmes. Les avocats de la défense cherchent à avoir accès à ces dossiers à titre de preuve d’une influence féministe excessive sur la femme, ou pour la discréditer comme témoin.
Comme nous connaissons l’attitude sexiste des tribunaux, nous luttons pour garder hors du dossier toute référence à la vie privée et passée de la femme. Nous savons que les juges ont tous des préjugés devant les antécédents de la femme. Si elle est vierge, elle est suspecte. Si elle est active sur le plan sexuel, elle est également suspecte. Si elle n’a pas de partenaire sexuel, ou si son partenaire est une femme, elle est suspecte. Si elle a des enfants, elle est suspecte et si elle a eu un avortement, elle est suspecte.
Les refuges ont dû avoir recours à des avocats pour défendre l’intégrité de nos dossiers et pour défendre les membres de notre personnel qui commettent des actes de désobéissance civile en refusant de fournir ces dossiers. Nous refusons que l’on utilise aucun de nos dossiers contre les femmes qui nous font confiance. De plus, les avocats de la défense nous ont laissées seules pour mener le combat contre la banque de données d’ADN. Ce remplacement coûteux de la loi par une méthode «scientifique» populaire de mauvais goût nous a terriblement inquiétées. Cette méthode inexacte et pleine d’erreurs nécessite des millions d’échantillon pour que l’on puisse obtenir une identification positive. Le gouvernement nous pousse à croire que cette méthode permettra de résoudre des cas mystérieux de viol et que les femmes devraient donc fournir un échantillon d’ADN dans les incidents de viol et d’agression conjugale. L’ADN révèle des quantités d’informations délicates, qu’elles soient privées ou familiales, au gouvernement, concernant l’homme accusé de viol et concernant sa victime. Il ne s’agit pas d’une information dont les féministes ont besoin pour obtenir des condamnations en cour pour agression sexuelle ou violence conjugale.
Nous savons que l’identité de l’homme est rarement la question juridique qui se pose. La question, c’est presque toujours de savoir s’il y a eu consentement à la violence. La question suivante, c’est de savoir si le système excusera l’homme à cause d’un système de pensée sexiste, comme la notion que la femme avait donné son consentement, alors qu’il ne l’avait pas demandé. Peut-être qu’il était dans un tel état d’ébriété qu’il a pensé avoir obtenu son consentement, ou qu’il était si en colère contre elle qu’il n’a pas pu s’empêcher d’être provoqué à la violence, à la suite de quelque chose qu’elle lui a dit. Peut-être qu’on pourrait l’excuser d’avoir été si ivre ou si drogué qu’il l’a tuée en agissant comme un automate. Ce sont là les défenses juridiques contre lesquelles nous luttons.
Bien que nous objections aux défenses injustes des hommes accusés de violence contre les femmes, nous sommes aussi forcées de lutter pour le droit à un procès juste pour les hommes autant que pour les femmes. L’aide juridique, comme système de subvention gouvernementale versée aux avocats pour défendre ceux et celles qui n’ont pas les moyens de les rémunérer, nous semble un fondement essentiel de la justice criminelle et civile. Les deux programmes d’aide juridique ont été réduits au Canada au point de provoquer une catastrophe. Nous travaillons activement dans tout le pays pour demander à ce qu’une aide juridique soit mise à la disposition des femmes qui demandent le divorce et la garde de leurs enfants, ainsi qu’à toute personne accusée d’un acte criminel n’ayant pas les moyens financiers de verser des honoraires à un avocat. Nous pensons que chaque personne devrait être en mesure de choisir un avocat et de bénéficier d’une défense juridique adéquate.
Nous avons, à la Cour suprême, une juge éclairée, Mme L’Heureux-Dubé, qui soutient notre opinion que les femmes ont le droit d’être mieux protégées par la loi. Elle a rédigé des opinions minoritaires qui ont aidé à modifier l’opinion publique, mais nos progrès sont très lents.
Une victime de viol a passé dix années devant les tribunaux pour établir notre droit de poursuivre en justice la police. Puis, elle a entamé des poursuites contre la police municipale de Toronto pour ne pas l’avoir avertie de la présence dans son quartier d’un agresseur sexuel surveillé par la police. Elle a déclaré, avec succès, qu’on l’avait utilisée, elle-même et d’autres femmes, comme appâts pour cet agresseur sexuel. Son cas a attiré l’attention sur les mauvaises pratiques de la police.
Au cours de ces dernières années, les policiers ont varié leurs techniques de résistance au changement. Maintenant, dans les régions où les politiques forcent les policiers à arrêter les hommes soupçonnés de battre leur femme, les agents de police se sont vengés en arrêtant également les femmes. Les mères qui se plaignent d’inceste devant un tribunal de la famille pendant une procédure de divorce sont accusées d’avoir privé leur mari de l’application régulière de la loi en contournant les cours criminelles. On les appelle le «parent hostile» qui, dit-on, les prive de l’affection de leurs enfants et les menacent donc de la perte de la garde légale. Quand les policiers ne veulent pas prendre au sérieux les femmes qui se plaignent de viol, ils menacent d’accuser la femme de méfait pour fausse déclaration.
En plus du succès de Jane Doe contre la police, d’autres femmes ont également remporté des succès. Nous forçons les officiels publics à établir des processus publics d’enquête. Parfois, une personne progressiste occupe un poste officiel, comme par exemple dans le cas d’un coroner qui examine les raisons sociales d’un décès en particulier et tente d’établir la responsabilité gouvernementale.
Parfois, nous sensibilisons tant le public à la mort d’une autre femme battue que les politiciens sont forcés de nommer et financer des enquêtes politiques spéciales.
Il y en a eu plusieurs et les points communs entre les recommandations proposées sont d’une ressemblance frappante, les points saillants étant les suivants : davantage de responsabilité de la part de la police, une plus grande coopération avec les services féministes et davantage de financement pour ces services.
Dans ces deux types d’enquête, les féministes participent à titre d’«amicus curiae» ou expertes en matière de violence contre les femmes, ou encore à titre de porte-parole/intervenantes parlant au nom des groupes de femmes luttant pour l’égalité qui manifestent un intérêt à l’égard du cas. La réalité de la situation, c’est que la presse nous accorde à toutes une attention égale. Parfois, il arrive qu’un panel communautaire ou un jury ayant moins de résistance à la vérité que des joueurs plus puissants dans le cadre du système de justice criminelle supervise le processus. Dans ces cas, un changement réel est possible.
Par le biais de ces enquêtes, nous avons exercé des pressions substantielles sur la police pour qu’elle justifie son inaction ou ses actions non appropriées en réaction aux appels d’aide lancés par les femmes. Nous avons exposé au grand jour la protection inadéquate des femmes dans la population en général mais aussi l’abandon incroyable auquel sont soumises les femmes de communautés immigrantes et les femmes vivant dans la pauvreté. Nous avons aussi fait remarquer la réaction hostile et obstructionniste de la police aux interventions des défenseuses des intérêts des femmes. Nous ne pouvons qu’espérer que ces révélations aboutiront à un changement rapide.
Ces processus publics s’ajoutent à un appel lancé pour rendre la police plus responsable dans son ensemble. Nous recherchons des modèles de responsabilité publique qui permettront aux femmes de loger des plaintes de manière efficace. Il est nécessaire de se plaindre quand un agent de police se comporte mal ou ne respecte pas la politique, mais il est également important de se plaindre de manière efficace contre l’allocation des ressources et l’adoption des politiques.
Par exemple, nous proposons que la police cesse de harceler les prostituées et utilise plutôt ses ressources et ses efforts afin d’arrêter les auteurs d’agressions. Arrêtez de malmener les homosexuels inoffensifs et, plutôt, fasse des enquêtes adéquates sur les hommes qui sont coupables de harcèlement sexuel au travail ou qui harcellent leur ex-femme. Nous aimerions avoir une influence plus grande alors que l’on dit au public que les méthodes policières changent, au Canada, passant d’un style américain et paramilitaire à ce qu’on a appelé «garder la paix communautaire». Mais ce que nous observons en fait, ce sont les mêmes vieilles méthodes et le retrait des équipes de réponse d’urgence, juste au moment où les femmes les appellent plus fréquemment pour les protéger de la violence exercée par leur mari.
Le climat politique en matière de lutte contre la violence au Canada a changé considérablement au cours de ces dernières années. Les trois derniers ministres fédéraux de la Justice ont tous déclaré détester la violence perpétrée contre les femmes et soutenir les maisons de transition ainsi que les centres d’agression sexuelle.
Nous avons constaté une réaction ambivalente. Comme ils pensent que les électeurs sont conservateurs, leurs politiques et procédures publiques continuent de soutenir des approches de type «ordre public» plutôt qu’une approche axée sur le développement social. Ils proposent des peines plus longues pour les actes de violence extrême ou de suspendre les libertés civiles pour les personnes que l’on arrête continuellement. Les féministes n’ont recommandé aucune de ces options.
Depuis cinq ans déjà, j’organise une consultation annuelle avec la ministre de la Justice pour quelque 60 déléguées provenant de toutes les régions du pays. Je choisis des délégués venant d’organismes de première ligne et de groupes luttant pour l’égalité des nations. C’est moi qui fixe l’ordre du jour pour notre côté. Le gouvernement couvre les frais de transport, de logement à Ottawa et de traduction. Nous nous rencontrons pendant trois jours. Les deux premiers jours, nous travaillons seules, en tant que femmes, aux questions qui se posent. Le troisième jour, nous rencontrons la ministre et ses officiels/officielles pour leur transmettre nos opinions concernant la situation actuelle. Cette réunion est toujours difficile et tendue. Les femmes, bien sûr, sont toujours très en colère face au manque de progrès gouvernemental sur cette question et elles expriment leur mécontentement quand elles détectent que l’entente avec les officiels élus et les bureaucrates haut placés est vide de sens. Il a été extrêmement utile de constater quelles réformes sont utiles et quelles réformes ne le sont pas. Je recommande que cette formule devienne un forum permettant de débattre de ce qu’il faut faire.
Notre gouvernement fédéral, depuis ces dernières années, présente de nouvelles tendances. Par exemple, il existe une initiative très positive en cours, visant à réduire le nombre de prisonniers. Une entreprise noble, puisqu’il y a beaucoup trop de gens dans les prisons, mais les plans sont remplis d’erreurs. C’est l’objectif de réduire les coûts qui motive la réforme, plutôt que l’intention de procéder à la réadaptation des prisonniers. Ces réformes ne sont pas basées sur le principe du développement communautaire, mais seulement sur celui des réductions budgétaires.
Ils n’ont jamais examiné l’impact de ceci sur les femmes. Et même pas quand il s’agit de la violence sur les femmes. Le gouvernement a décidé que les actes criminels pour lesquels un prisonnier est normalement incarcéré pendant moins de deux ans ne sont pas sérieux et ne devraient donc pas entraîner de prison.
Les chrétiens travaillant au sein du mouvement de réforme en vue d’une justice réparative ont considéré que ces changements de politique gouvernementale étaient positifs, jusqu’au moment où ils ont compris que le gouvernement n’accordait aucun nouveau subside à la supervision ou au soutien de ces délinquants dans la communauté. Les hommes commettent de nouveau ces délits puisque les conditions n’ont pas changé…
Les officiels du gouvernement, tant élus que nommés, ont déclaré que les cas de violence conjugale ou d’autres violences contre les femmes seraient exemptés. Mais il s’agit d’une promesse sans fondement. Les tribunaux disent que les délinquants violents doivent bénéficier de la même exemption. Selon la loi, les tribunaux doivent déterminer quels hommes risquent de présenter un danger de violence à la communauté et les envoyer en prison, mais, bien sûr, ils ne le font pas. Un juge a déclaré, par exemple, qu’un homme qui a violé sa fille adolescente ne présente pas de risque pour la communauté en général. Ceci implique soit que la jeune fille n’est pas membre de cette communauté soit que le viol n’est pas un acte de violence. Cet homme a exécuté sa sentence dans sa propre maison où vivait également la jeune fille.
Nous sommes dangereusement proches du moment où la violence contre les femmes sera décriminalisée et où les actes d’autodéfense contre cette violence seront criminalisés. Nous considérons déjà trop comme criminelles les femmes qui se défendent de la pauvreté par des actes mineurs de fraude ou de prostitution.
Une deuxième politique gouvernementale très dangereuse, c’est la directive selon laquelle tous les cas doivent être sujets à une médiation, un mode substitutif de règlement des différends plutôt qu’un litige. Il s’agit essentiellement d’une politique de privatisation. L’acte criminel qui était jadis considéré un délit contre la communauté tout entière est maintenant considéré comme une question à régler entre l’agresseur et sa victime. Ce que nous disons, nous, c’est que le viol et la crainte du viol sont des mécanismes de contrôle qui servent à empêcher toutes les femmes d’exercer leurs libertés et leurs responsabilités. L’homme qui viole ou bat une femme a offensé toutes les femmes et bien plus qu’un seul homme bénéficie de ce terrorisme.
Nous nous trouvons face à des avocats de l’accusation qui proposent une médiation entre l’auteur et la victime du viol, des juges qui prescrivent une médiation entre le mari et la femme qui se séparent, sans détecter les cas de violence conjugale, et les conseillers proposent une médiation curative entre les victimes d’inceste et le père. Dans tous ces cas, on passe totalement sous silence l’inégalité sociolégale et économique initiale des femmes par rapport aux hommes. Ajoutez à ceci le traitement inégal des femmes si bien connu au sein du système juridique et on a une recette d’oppression et donc de promotion dangereuse de la violence contre les femmes.
Je suis heureuse de déclarer que, quand le gouvernement a effectué son sondage propre auprès de ses citoyennes, il a découvert que les statistiques des maisons de transition sur la violence contre les femmes étaient conservatrices.
C’est peut-être pourquoi la manière de lutter contre la violence envers le femmes et non la question de son existence même se trouve maintenant au coeur de nos débats. Cependant, un gouvernement provincial a chargé un consultant privé de rédiger un rapport tendant à démontrer que les maisons de transition ne sont pas nécessaires. Ce gouvernement a rencontré une telle opposition auprès des maisons et du public qu’il a, du moins temporairement, abandonné cette idée. Mais la plupart des gouvernements régionaux ou provinciaux font tous les efforts possibles pour éviter de financer ces maisons et préféreraient de beaucoup augmenter le budget de la police ou des hôpitaux, sans procurer de changement aux femmes. Le public, cependant, continue de nous accorder son soutien.
Nous avons réussi à obtenir des subsides gouvernementaux pour des projets qui pourraient vous intéresser et qui pourraient nous offrir de plus grandes occasions de collaboration. L’un de ces projets consiste à relier douze centres antiviolence d’un océan à l’autre du pays, en payant à chaque employée un salaire à temps partiel et en lui fournissant un ordinateur et un compte Internet. Par l’intermédiaire de ce projet, appelé Liens de l’ACCCV, nous allons préparer un site Web de l’ACCCV sur l’Internet, où nous pourrons fournir des informations concernant notre travail et nos campagnes, et qui nous permettra de communiquer avec vous. Plusieurs de nos membres préparent leur site propre. Mon propre centre se trouve sur Internet à «rapereliefshelter.bc.ca».
Nous avons également obtenu un financement pour un congrès, lors du millénaire, sur la violence contre les femmes. Si nous réussissons à obtenir le reste des subsides, nous inviterons des femmes de Russie. Ne pensez-vous pas qu’il est temps de partager nos connaissances et nos réussites?
En attendant, nous travaillons à la Marche mondiale des femmes contre la pauvreté et la violence. Nous sommes spécialement fières du fait qu’elle est organisée à partir du Québec avec notre organisme soeur, la Fédération des femmes du Québec. Nous avons endossé cette action et nous participons à l’organisation de comités à l’échelle du Canada. Personnellement, je prévois terminer cette marche à l’édifice des Nations Unies et aux bureaux de la Banque Mondiale à New York. J’espère que certaines d’entre vous seront là pour partager ce moment.
Au mois de juin de cette année, je vais parler aux intervenantes actuelles de la première maison que j’ai gérée à Woodstock (Ontario). Elles m’ont invitée à revenir célébrer leur anniversaire et à évaluer notre progrès en tant que groupe de maisons de transition. Je serai heureuse de leur dire que les femmes que j’ai rencontrées à Moscou trouvent nos idées utiles et notre expérience enrichissante. Cela leur donnera, j’en suis sûre, de la fierté et de la confiance en elles pour continuer le travail entrepris.
Et pourtant, une évaluation réelle est difficile et douloureuse. Nous devons admettre, les yeux ouverts, la situation terrible dans laquelle se trouvent les femmes. Nous avons enregistré des échecs retentissants à sauver toutes les vies et à prévenir la douleur. Je me demande parfois comment les hommes dorment la nuit s’ils ne nous soutiennent pas activement. Cependant, nous pouvons nous vanter que des femmes sont vivantes et continuent la lutte grâce à ces maisons. Elles ont échappé aux indignités. Certains enfants sont sortis tôt de la situation et n’ont pas vu leur mère être battue.
Il est évident que le niveau de conscience, dans le monde, a changé au cours de ces vingt années de travail. L’opinion publique a évolué. Il est devenu moins acceptable qu’un homme puisse battre et abuser sa femme et ses enfants sans interférence. Nous avons construit une base plus large sur laquelle bâtir toutes les demandes en vue de la paix et de la liberté pour les femmes.