Transcription du discours de la professeure de la UBC Sunera Thobani, lors du Congrès « La résistance des femmes : de la victimisation à la criminalisation », Ottawa, 1er octobre 2001
Ce « nous » est vraiment problématique. Si «nous», dans le monde occidental, sommes tous des Américains maintenant, que vont faire les femmes du tiers monde et les femmes autochtones? Si les Canadiens sont des Américains maintenant, que vont faire les femmes de couleur dans ce pays? Et je suis ouverte aux suggestions pour changer ce titre, mais j’ai pensé qu’il serait préférable de le garder comme titre de travail provisoire afin de rassembler mes idées en vue de la présentation de ce matin.
Je suis ravie que le congrès ait commencé avec l’allocution de Tina (Tina Beads, de l’abri pour les femmes du Vancouver Rape Relief) et je me réjouis des commentaires qu’elle a faits, mais je voudrais ajouter aux paroles de Tina que nous vivons actuellement dans une période d’interaction globale en escalade, sur tous les fronts, à tous les niveaux. Et nous devons reconnaître que ce niveau et cette phase particulière de la mondialisation prennent leurs racines dans toutes les formes de mondialisation, dans la colonisation des peuples autochtones et des peuples du tiers monde, dans le monde entier. C’est là son origine. Et ainsi, la mondialisation continue de remonter à cette colonisation et je pense que reconnaître que nous sommes sur un territoire autochtone est un point de départ très, très important pour tous nos mouvements. Mais cela ne peut pas être le point final. Il est impossible que cela soit le point final. Et nous devons reconnaître qu’il n’y aura pas de justice sociale, pas d’antiracisme, pas d’émancipation féministe, pas de libération d’aucune sorte pour qui que ce soit, sur ce continent, avant que l’on ait répondu aux demandes des peuples autochtones en matière d’autodétermination.
Le deuxième point que je voudrais soulever, c’est que l’ordre global dans lequel nous vivons présente de nombreuses injustices profondes. Ces injustices sont très flagrantes. Les femmes du tiers monde, depuis des décennies, j’allais dire depuis des siècles, soutiennent qu’il ne peut pas y avoir d’émancipation des femmes, en fait aucune libération d’aucune sorte pour les femmes, à moins que ces mouvements ne cherchent à transformer le fossé fondamental entre le Nord et le Sud, entre les peuples du tiers monde et ceux du monde occidental qui veulent maintenant s’appeller des Américains.
Il n’y aura pas d’émancipation pour les femmes où que ce soit sur cette planète avant que la domination de la planète par le monde occidental ne soit terminée.
Aime ton voisin. Aime ton voisin, il faut appliquer ce principe. Surtout si nous sommes tous à la merci de la possibilité d’une guerre massive déclenchée par les États-Unis. Nous devons appliquer ces principes encore plus clairement que jamais aujourd’hui. Aujourd’hui, les États-Unis sont la force mondiale la plus dangereuse et la plus puissante, qui déclenche des niveaux incroyables de violence dans le monde entier.
Du Chili au Salvador, du Nicaragua à l’Iraq, la politique extérieure des États-Unis baigne dans le sang. Nous avons toutes vu et nous avons toutes senti une douleur énorme en regardant ces attaques et en essayant de saisir le nombre de gens qui sont morts. Nous sentons cette douleur chaque jour que nous regardons la télévision.
Mais avons-nous ressenti aucune douleur pour les victimes de l’agression des États-Unis? Deux cent mille personnes ont été tuées seulement pendant la guerre initiale de l’Iraq. Et les bombardements en Iraq continuent depuis dix ans maintenant. Ressentons-nous la douleur de tous les enfants de l’Iraq qui meurent à cause des sanctions imposées par les États-Unis? Ressentons-nous cette douleur sur une base quotidienne? Partageons-nous ces informations avec nos familles et nos communautés et en parlons-nous dans tous les forums qui nous sont disponibles? Ressentons-nous la douleur des Palestiniens qui, depuis 50 ans maintenant, vivent dans des camps de réfugiés?
La politique extérieure des États-Unis baigne dans le sang. Et tous les autres pays du monde occidental, y compris malheureusement le Canada, s’alignent automatiquement derrière ce pays. Tous veulent «s’inscrire» à titre d’Américains et je pense que c’est la responsabilité du mouvement féministe de ce pays d’arrêter cette évolution, de la combattre.
Les politiques en vigueur dans le monde occidental visent à maintenir son contrôle sur les ressources mondiales. À n’importe quel prix pour le peuple… Soutenir les intérêts des compagnies américaines ne devrait pas constituer l’intérêt national du Canada.
Ce nouveau combat, cette nouvelle guerre contre le terrorisme qui vient d’être lancée, elle est en fait très ancienne. C’est la lutte très ancienne du monde occidental contre le reste. Pensez aux termes utilisés…
Appeler les auteurs de l’agression des êtres irrationnels et sataniques, les associer aux forces de l’enfer, poursuivant le projet sauvage de détruire la civilisation, de détruire la démocratie… Ils détestent la liberté, selon ce que l’on nous dit. Chaque personne de couleur, et je voudrais aussi dire chaque Autochtone, reconnaîtra ce langage. Ce langage où « nous », c’est-à-dire la civilisation, combattons les forces sataniques, ce langage remonte à l’héritage colonial. C’est ce que l’on a utilisé pour justifier notre colonisation par l’Europe…
Nous avons été colonisés au nom du monde occidental censé nous apporter la civilisation, la démocratie, la liberté à tous. Nous avons tous reconnu de qui on parle quand on utilise ce langage. Les termes de croisade, de justice infinie, les images à la cow-boy d’affiches annonçant les fugitifs que l’on recherche morts ou vifs, nous savons tous ce que cela veut dire. Le monde occidental, les gens du monde occidental, savent eux aussi contre qui est dirigée cette lutte. On entend dans tout le monde occidental le cri de guerre : « Nous sommes tous des Américains maintenant » . Les gens qui disent cela savent contre qui est dirigé le combat. Les gens qui attaquent les musulmans, toute personne de couleur qui pourrait passer pour un ressortissant du Moyen-Orient, sans distinction, reconnaît contre qui est dirigé ce combat. Ce ne sont pas des lapsus, des erreurs, que Bush essaie de corriger rapidement. Au contraire, ces « erreurs » révèlent un mode de pensée. Et il est horrible de penser que le destin du monde dépend des plans de gens comme lui. Ce serait une grave erreur de notre part si nous acceptions tout simplement qu’il s’agit de mots prononcés par erreur. Ce n’est pas cela du tout. Ces paroles révèlent une manière de penser et cette pensée est basée sur la domination du monde sous le prétexte de lui apporter liberté et civilisation.
Il faut aussi se demander contre qui les attaques sont dirigées. Un homme sikh a été tué? On signale qu’une femme cherokee a été assassinée aux États-Unis? Le Pakistan est attaqué. Des temples indous sont attaqués. Des mosquées musulmanes sont attaquées quel que soit le pays d’origine de ces musulmans. Ces gens savent aussi contre qui ce combat est dirigé. Et c’est à cause de la force des mouvements antiracistes que Bush a été forcé de visiter des mosquées, que notre premier ministre a été forcé lui aussi de visiter des mosquées et de dire que ces attaques ne devraient pas avoir lieu. Nous devrions reconnaître que c’est la force des mouvements antiracistes qui les oblige à faire ces remarques.
Mais, même pendant qu’ils visitent des mosquées, même pendant qu’ils prononcent des paroles de conciliation, ils parlent des deux côtés de la bouche, parce qu’ils sanctionnent officiellement les profils raciaux aux frontières, aux États-Unis, pour l’entrée dans les écoles d’entraînement de pilotes à chaque étape du processus. Dans un avion, qui semble dangereux? Qui ne semble pas dangereux?
Les profils raciaux ont été officiellement sanctionnés et officiellement introduits. Au Canada, nous savons que des lignes directrices, comme publiées dans le Globe and Mail, ont été remises aux agents de l’immigration aux frontières pour leur indiquer de qui il faut se méfier.
Alors, d’un autre côté, ils disent non, ce n’est pas tous les musulmans, et de l’autre côté, ils disent oui, nous allons utiliser des profils raciaux parce que c’est une option raisonnable. Il faut voir comment ils sont coupables de racisme contre les gens de couleur tout en affectant de condamner le racisme. Et tout en introduisant les profils raciaux. Dans ce contexte, les enfants sont terrorisés et attaqués dans les écoles, les femmes sont pourchassées dans les terrains de stationnement et les centres commerciaux, on nous passe au peigne fin quand on vient à des congrès comme celui-ci. Des mesures supplémentaires de sécurité nous dit-on et nous avons eu froid dans le dos en entrant dans l’aéroport. J’ai été vraiment surprise. Je voyage dans ce pays depuis dix ans et je n’ai jamais eu une telle expérience comme celle de mon voyage en avion pour venir ici. Nous avons toutes ressenti ceci. Alors, il faut mettre fin à ces profils raciaux.
Les événements des deux dernières semaines démontrent également que ce peuple américain que Bush tente d’invoquer (quel que soit ce peuple américain – tout comme nous contestons les notions de qui est le peuple canadien) parle d’une voix diverse. Il faut reconnaître qu’il y a d’autres voix aux États-Unis qui contestent ceci.
Mais les gens, la nation américaine que Bush invoque, ce sont des gens qui veulent une revanche sanguinaire. Peu importe le sang qu’ils veulent faire couler, ce qu’ils veulent c’est du sang. Et il faut confronter cette question. Nous ne pouvons pas continuer à dire qu’il s’agit d’une réaction compréhensible. Nous ne pouvons pas dire oui, nous comprenons que c’est de cette manière que les gens réagissent à cause de l’attaque. Il faut arrêter de l’accepter et de créer un climat d’acceptabilité pour ce type de réaction. Il faut la décrire comme ce qu’elle est réellement : une vengeance sanguinaire.
Aux États-Unis, nous avons vu les gens organiser des démonstrations en faveur de la paix pendant toute cette fin de semaine. Les gens contestent donc ceci. Mais Bush se veut la définition de la nation américaine, et le peuple américain doit être confronté sur cette question. Comment le peuple américain peut-il continuer d’appeler ceci une démocratie? Comment peut-il continuer de dire que cette réaction est compréhensible après que Bush lui-même ait volé les élections? Comment pouvons-nous accepter qu’il s’agisse d’une démocratie?
L’approche du Canada a été ambiguë. Le Canada a dit oui, nous allons soutenir les États-Unis mais avec prudence. Il s’agira d’un soutien prudent. Nous voulons savoir de quelles interventions il s’agit avant de nous engager et nous voulons savoir s’il s’agit de l’approche canadienne. Et moi je déclare que nous devons aller bien plus loin. Le Canada doit dire que nous rejetons la politique américaine au Moyen-Orient. Nous ne la soutenons pas.
Et c’est vraiment intéressant d’entendre tout le monde parler de sauver les femmes de l’Afghanistan. Celles d’entre nous qui ont été colonisées savent ce que «sauver» veut dire. Depuis longtemps déjà, les femmes de l’Afghanistan et leur combat étaient connus ici dans le monde occidental. Les femmes de l’Afghanistan sont devenues pratiquement le symbole de l’oppression des femmes dans le tiers monde. Et un grand nombre d’entre nous ici ont soutenu avec solidarité le combat des femmes de l’Afghanistan contre le Taliban. Celles-ci ont condamné leur interprétation particulière de l’Islam. Des femmes de l’Afghanistan – des pionnières – ainsi que des organismes de femmes de l’Afghanistan ont été à l’avant-garde du combat dans ce domaine. Mais que sont-elles devenues aux yeux du monde occidental. Elles sont devenues simplement de pauvres victimes de cette religion maudite et de ces hommes si sauvages. On retrouve le même langage colonial. Elles étaient sur le front, mais nous ne les avons pas laissées nous diriger et nous les avons simplement considérées comme des victimes méritant seulement notre pitié. Aujourd’hui, même aux États-Unis, les gens sont pourtant prêts à bombarder ces mêmes femmes, les considérant rien de plus que des dommages collatéraux. Vous voyez combien le monde peut vous changer rapidement. Et je dis que nous devrions apprendre à l’école des femmes de l’Afghanistan. Elles ont combattu contre le Taliban et, en combattant ce régime, elles ont affirmé que ce sont les États-Unis qui ont placé ce groupe au pouvoir. C’est ce qu’elles ont dit. Il suffit d’étudier la politique extérieure des États-Unis!
Elles ont essayé d’attirer notre attention sur le responsable de la situation, sur la puissance qui a soutenu ces régimes, comme l’ont fait d’ailleurs toutes les femmes du Moyen-Orient. Désolée, encore deux minutes et je termine. Alors je pense que nous devrions suivre leur exemple et même s’il n’y a pas de bombardements américains en Afghanistan, ce que nous devrions toutes faire maintenant, c’est de travailler pour empêcher les bombardements en Afghanistan. Même s’il n’y a pas de bombardements en Afghanistan, des centaines de milliers, sinon des millions de gens ont déjà été déplacés, sont devenus des réfugiés voulant échapper à la guerre. Vous voyez la puissance des États-Unis dans ce domaine, non? Un mot à Washington, et des millions de gens sont forcés de quitter leurs maisons, leurs communautés, vous voyez? Alors, même s’il n’y a pas de bombardements, nous devrons nous souvenir du nombre de femmes dont la vie a déjà été interrompue, détruite. Ceci prendra des générations pour revenir à la normale. Il est inévitable et très déprimant de voir que le Canada se tourne vers l’ennemi à l’intérieur de nos murs : les immigrants et les réfugiés. En resserrant les lois sur l’immigration, les forces de la droite dans notre communauté, dans notre pays, demandent ce type d’approche. Il est déprimant pour les femmes de couleur, les immigrantes et les réfugiées de savoir que si quelque chose arrive, même si George Bush attrape le rhume, d’une manière ou d’une autre, on blâmera les immigrants et les réfugiés au Canada ainsi que nos « politiques libérales » aux frontières. Je ne veux pas m’étendre sur ceci mais je veux simplement vous dire que cette question refait surface à chaque fois que quelque chose de semblable se produit. En ce qui concerne une possibilité d’intervention militaire quelconque, Angela Davis (une activiste américaine) a demandé, au cours des années 70 « Pensez-vous que les hommes qui s’en vont se battre au Vietnam, qui vont tuer des femmes et des enfants vietnamiens, qui violent des femmes vietnamiennes, pensez-vous qu’ils vont rentrer à la maison et qu’il n’y aura aucun effet de tout ceci? Aucun effet sur les femmes des États-Unis? » Elle posait cette question dans les années 70. Cette question et tout aussi pertinente aujourd’hui. Avec tous ces soldats qui sont envoyés là-bas, vous pensez qu’il n’y aura pas d’effets?
Et nos femmes, quand ils vont rentrer? Alors je pense que nous devons réfléchir à une réaction à ce type de chauvinisme militariste. Et je reconnais que la violence raciste, la forme la plus déplorable d’une attitude patriarcale, que nous voyons apparaître un peu partout aujourd’hui, c’est quelque chose contre lequel le mouvement des femmes doit s’élever. Il n’y a pas d’autre option. Il n’y a pas d’autre option pour nous, nous devons lutter contre cette militarisation, nous devons nous battre contre le soutien qui apparaît dans nos pays pour ce type d’attaque. Nous devons reconnaître que la lutte réelle vise le contrôle des ressources immenses en matière de pétrole et de gaz naturel de l’Asie centrale, pour lesquelles l’Afghanistan est un point clé stratégique.
Il n’y a rien de neuf dans tout cela, il s’agit toujours de la même chose, de cette situation contre laquelle nous combattons depuis de nombreuses décennies. Et nous devons reconnaître que les groupes progressistes du tiers monde et leurs amis, leurs alliés dans le reste du monde proposent trois demandes clés : mettre fin aux bombardements de l’Iraq et lever les sanctions contre l’Iraq (qui dans cette salle ne sera pas en faveur de cette demande?). Résoudre la question palestinienne c’est la deuxième. Et fermer les bases militaires américaines au Moyen-Orient, c’est la troisième. Qui ne va pas soutenir ces demandes? Nous devons reconnaître que ces questions prennent leur origine dans les combats anti-impérialistes et que nous devons soutenir ces revendications. Nous devons mettre fin à la colonisation raciste des peuples autochtones dans notre pays, c’est vrai, mais nous devons nous unir aux femmes du monde entier qui se battent dans ce but. Ce n’est seulement que quand nous parlons de politique antiraciste et féministe que nous parlons de solidarité internationale au niveau des mouvements de femmes dans le monde entier. Pour terminer, un dernier mot : la leçon que nous avons apprise, et la leçon que nos politiciens devraient avoir apprise, c’est que l’on ne peut pas soumettre les peuples par des massacres. Depuis 500 ans, ils ont appliqué cette stratégie. Depuis 500 ans, le monde occidental a cru qu’il pouvait soumettre les peuples en les massacrant, mais il n’a pas réussi dans son projet et ne pourra pas le faire cette fois-ci non plus.
Merci beaucoup.