« Ce genre de problèmes et de contradictions a amené des féministes et les membres du mouvement abolitionniste à rejeter tout lien avec les systèmes actuels de justice pénale et à remettre en question leur utilité dans le progrès social. Aux yeux des abolitionnistes, toute avancée d’ordre judiciaire est répressive et coercitive. Ces personnes jugent que les systèmes de justice pénale sont fondamentalement déficients et échappent à notre contrôle. Elles reconnaissent d’emblée participer avant tout à une entreprise négative, de déconstruction, qui vise à éliminer un système carcéral répressif, que d’aucuns étendent même à la police et aux tribunaux. Ces personnes cherchent à mettre en place des systèmes plus discrétionnaires, axés sur des notions comme «la non-exécution agressive»», le «traitement informel des litiges» et la «réintégration dans la collectivité». Pour Hulsman, le discours sur le crime, les criminels, les victimes et la punition doit faire place à un langage qui met l’accent sur des «situations problématiques» pour les personnes «directement impliquées». Pour les abolitionnistes, il n’existe pas d’avantages ou de torts d’ordre moral mais seulement des situations problématiques qui «causent beaucoup de souffrance aux personnes directement impliquées», affectant très souvent l’agresseur comme la victime. Pensons, par exemple, aux accidents de voiture ou à la violence intrafamiliale. Le courant abolitionniste rejette les notions de responsabilité et de blâme. Ces personnes souhaitent plutôt la création de nouvelles formes d’intervention basées sur la compensation, la conciliation, la thérapie et l’éducation. Le véhicule de mise en place de ces approches est l’implication communautaire. Le crime, disent-elles, concerne des conflits qui ont lieu dans les collectivités. Comme l’appareil de justice pénale s’est approprié ces conflits, ils doivent être retournés à la collectivité et aux gens qui les vivent. Certaines personnes voudraient que la police continue à intervenir dans les «situations problématiques», pour intervenir en cas de crise et garder la paix. Pour d’autres, la police n’aurait aucun rôle à jouer.
Le problème de la violence faite aux femmes a généralement été soit ignoré par les abolitionnistes, soit désigné comme un exemple patent du genre de conflits qui devraient être traités à l’extérieur de l’appareil de justice. Ironiquement, ces attitudes correspondent beaucoup aux réponses traditionnelles de l’appareil de justice lui-même. Les abolitionnistes proposent que des techniques à saveur communautaire, comme la médiation ou l’intervention de crise, sont particulièrement utiles dans les cas de violence sexuelle ou conjugale parce qu’elles peuvent remplir une «fonction d’émancipation». Par conséquent, certains abolitionnistes ont pris position contre le mouvement des femmes pour lui reprocher ses efforts de recours à l’appareil de justice pénale pour contrôler les violeurs et les batteurs de femmes:
Bien qu’une partie du mouvement féministe soit actuellement partisane de recourir au système de justice et de le forcer à réagir, cela ne fera qu’exacerber le problème à long terme. Les institutions sociales patriarcales n’appuieront jamais l’émancipation des femmes.
On peut se demander si des féministes ont jamais cru que l’appareil de justice pénale conduirait à «l’émancipation des femmes». Elles ont toujours eu des buts pragmatiques et des objectifs politiques bien plus modestes à l’endroit de la justice pénale.
Les programmes politique et pratique du mouvement des femmes constituent un défi pour la position abolitionniste. Le mouvement féministe n’a pas cherché à abolir la justice criminelle; il a tenté de l’utiliser pour donner aux femmes les moyens d’éliminer la violence utilisée contre elles, pour en faire un instrument qui les aide à créer leur propre autonomie. Contrairement aux abolitionnistes, la plupart des militantes croient en la possibilité, si limitée et problématique soit-elle, d’obtenir des appuis pour les femmes par une intervention redéfinie et donc plus efficace de la police et des tribunaux. Or, si les militantes et les abolitionnistes font de la collectivité, du pouvoir et du conflit des concepts clés, les abolitionnistes n’ont pas actualisé ces notions de façon concrète, comme les militantes. Les abolitionnistes n’ont pas envisagé le fonctionnement du pouvoir et de la répression dans la famille et dans la collectivité, peut-être du fait de prendre pour acquis que le pouvoir et la répression sont exclusifs à l’État et à ses institutions. Les abolitionnistes n’ont pas fourni d’alternative qui réponde de façon significative aux besoins des femmes victimisées et qui leur offre une façon d’obtenir réparation dans la collectivité. Quant aux torts sociaux, personnels et communautaires réels associés à ces actes, ils sont rarement pris en compte par les abolitionnistes.
Le mouvement des femmes, lui, traite de façon concrète du pouvoir, de la domination, des conflits, de la collectivité, du crime et des victimes, fournissant ainsi une analyse plus fouillée de la violence et une perspective plus claire de l’intervention et des résultats souhaités. Pour le mouvement, le pouvoir ne réside pas seulement dans l’État mais dans toutes les institutions sociales, y compris la famille et la collectivité. Il reconnaît également la distribution différenciée de ce pouvoir en termes de classe, de race et de genre. Comme le pouvoir joue un rôle clé dans tout règlement de litiges, que ce soit dans la collectivité ou au tribunal, des problèmes évidents accompagnent le règlement de litiges où les parties sont inégalement situées en termes du pouvoir. Le genre, la race, la classe sociale et l’âge sont précisément les sites où se manifestent de telles disparités de pouvoir. Donc, les membres du groupe dominant y seront nécessairement avantagés par tout «règlement» qui n’arrive pas à redresser efficacement ce déséquilibre. La «collectivité» à laquelle les abolitionnistes aimeraient retourner la violence faite aux femmes ne ferait, à moins d’être radicalement transformée, que renforcer et étayer les formes traditionnelles de pouvoir patriarcal. En contrepartie, le mouvement des femmes cherche à la fois à utiliser un système de justice transformé et à retourner le problème de la violence sexiste à une collectivité de femmes actives et aidantes qui abordent les problèmes de différences de pouvoir entre les différents groupes sociaux.
À certains endroits, les militantes ont réussi à se servir de l’appareil de justice tout en retournant les conflits à la collectivité. Les collectivités dotées d’organisations féministes dynamiques et persistantes ont réalisé des avancées importantes. En établissant des liens avec l’appareil de justice pénale et en créant de nouvelles instances de suivi et de correction de parcours, ces groupes ont réussi à réduire la violence de certains hommes, à offrir aux femmes une protection réelle et à propager une conscience communautaire accrue de la violence faite aux femmes. Il s’agit d’un processus continu, qui contribue également à démocratiser les organismes d’État par une participation active de la «collectivité».
L’effort de recourir aux lois et au système judiciaire pour assister les femmes violentées est une stratégie ancrée dans l’histoire, qui accepte, de façon implicite ou explicite, les aspects habilitants de l’État comme un des outils visant à corriger les injustices liées à la violence et les déséquilibres de pouvoir au sein de la famille. Sans perdre de vue les échecs du passé et les problèmes abordés dans le présent chapitre, nous croyons que l’intervention de l’État demeure un des principaux véhicules des tentatives pour corriger l’injustice dans les sociétés industrielles avancées. La violence faite aux femmes dans leurs foyers est une question de pouvoir, et toute forme d’intervention doit être en mesure de confronter et de corriger ce pouvoir. À l’heure actuelle, l’État allié au mouvement des femmes fait partie intégrante de cette entreprise. »
Dobash, R. Emerson et Dobash, Russell P., (1992) «New Laws and New Reactions: Against the Use of Justice», dans Women, Violence and Social Change, New York: Routledge. pp. 210-212.