Les conséquences de la justice réparatrice dans les cas de violence contre les femmes et les enfants autochtones
1. Introduction
L’Aboriginal Women’s Action Network (AWAN) est un réseau d’action mis sur pied en 1995, en réponse au besoin pressant d’une organisation de femmes autochtones qui feraient enfin valoir les préoccupations des femmes concernant la gouvernance, les choix de politiques, les droits des femmes, les droits au travail, la violence anti-femmes, l’inscription et le statut aux termes de la Loi sur les Indiens et beaucoup d’autres enjeux touchant les femmes autochtones dans la société contemporaine. Les membres fondatrices de l’AWAN se percevaient comme des saumons remontant une rivière avec la détermination de créer une nouvelle vie, et donc de nouveaux espoirs et possibilités pour nos enfants. Pour les membres de l’AWAN, l’héritage de survie de la nation du saumon tient à un engagement sans relâche envers les générations futures, engagement qui sert de modèle à l’AWAN dans notre démarche politique et notre quête de justice sociale pour les femmes et les enfants autochtones.
Le travail mené par l’AWAN auprès des femmes autochtones a mis en lumière bon nombre de préoccupations concernant la notion de justice réparatrice pour les crimes de violence commis contre les femmes et les enfants autochtones. En réponse à ces préoccupations, l’AWAN a demandé et généreusement obtenu des budgets auprès de différentes sources pour tenir des consultations communautaires, offrir aux femmes des ateliers d’éducation populaire, organiser un forum provincial et compléter une étude synthétique de la documentation existante sur ces enjeux. Les bailleurs de fonds de cette importante entreprise ont été The Law Foundation of British Columbia, la Ville de Vancouver, Condition féminine Canada, le Bureau du procureur général de la Colombie-Britannique (Services aux victimes), l’ex-ministère à l’Égalité des femmes de la Colombie-Britannique et la Commission du droit du Canada.
L’Aboriginal Women’s Action Network (AWAN) a élaboré la présente politique suite à, d’une part, des consultations communautaires très poussées (cf. Les conséquences de la justice réparatrice pour les femmes et les enfants autochtones qui ont survécu à des actes de violence: un aperçu comparatif de cinq collectivités) et, d’autre part, une étude documentaire synthétique (cf. Literature Review: Implications of Restorative Justice in Cases of Violence Against Aboriginal Women and Children et AWAN: Major Project Initiative: Aboriginal Women, Violence, and the Law – Evaluation).
2. La position de l’AWAN sur la justice réparatrice dans les cas de violence contre les femmes et enfants autochtones
L’AWAN s’oppose vigoureusement à l’application de mesures de justice réparatrice dans les cas de violence contre les femmes et enfants autochtones.
L’opposition de l’AWAN découle des réactions des femmes autochtones auprès de qui elle mené une partie de son étude sur les implications de la justice réparatrice, dans les contextes suivants: les consultations tenues par l’AWAN dans diverses collectivités, le forum provincial de l’AWAN sur la justice réparatrice, son Aperçu comparatif de cinq collectivités de Colombie-Britannique, ainsi que l’étude documentaire réalisée par l’AWAN, Implications of Restorative Justice in Cases of Violence Against Aboriginal Women and Children. Certains des principaux problèmes et préoccupations soulevés par les femmes autochtones et/ou identifiés dans la documentation sur l’application de la justice réparatrice aux situations de violence contre les femmes et enfants comprennent, sans s’y limiter:
  • Les déséquilibres de pouvoir structurels entre l’agresseur et la victime;
  • Les répercussions à long terme, tant affectives que physiques, de la violence contre les femmes et les enfants;
  • Le manque de services adéquats pour traiter les répercussions à long terme de la violence contre les femmes et les enfants;
  • Le manque de services adéquats de réhabilitation pour les agresseurs;
  • Le manque de capacités communautaires (tant financières qu’humaines) pour traiter les crimes de violence;
  • Le déni de la violence;
  • La relation de causalité entre l’agression sexuelle des enfants et le suicide, relation à ne pas exacerber en forçant les victimes à confronter leurs agresseurs;
  • L’absence de critères dans le choix des cas appropriés aux pratiques de justice réparatrice;
  • L’absence de formation;
  • L’absence de normes ou de lignes directrices dans l’application de la justice réparatrice;
  • L’absence de consultation communautaire ou de consultation des femmes autochtones et de leurs organisations;
  • L’absence de choix éclairé des victimes en ce qui a trait à leur participation à des initiatives de justice réparatrice qui peuvent donner lieu à de nouvelles agressions;
  • Une justice réparatrice axée sur l’agresseur plutôt que sur la victime;
  • Une représentation factice de la « culture » autochtone;
  • Le défaut des dirigeants autochtones à intervenir suffisamment face aux crimes de violence contre femmes et enfants;
  • Une conscience insuffisante des répercussions de la colonisation sur la violence faite aux femmes et enfants autochtones.
Bref, la principale préoccupation de l’AWAN en ce qui a trait à la tendance actuelle d’instaurer un modèle de justice réparatrice tient au manque d’attention et de recherche sur les incidences des processus de justice réparatrice pour les victimes de crimes violents, à savoir les femmes et les enfants. Présentement, il semble exister peu de mesures procédurales, institutionnelles et pratiques pour protéger et appuyer les femmes et les enfants victimes de violence. Enfin, la jurisprudence et les modèles actuels de justice réparatrice accordent peu d’importance au legs du colonialisme pour les femmes et enfants autochtones, à savoir le racisme, le sexisme, la pauvreté et la violence.
3. Ministère du Procureur général
Le ministère du Producteur général de la Colombie-Britannique a déposé, au début de 1998, un certain nombre de propositions de réforme de l’appareil pénal qui faisaient place à diverses initiatives de justice réparatrice. De plus, le Bureau du procureur général a publié des directives de politiques de réponse aux crimes de violence, qui ont été catégorisées comme suit:
  • Violence contre les femmes dans le couple
  • Agression sexuelle
  • Violence contre les enfants et les jeunes
La politique adoptée par le Procureur général met l’accent sur le critère suivant:
L’apport d’un soutien approprié aux victimes est essentiel pour tenir celles-ci informées des systèmes de l’appareil pénal, pour les préparer à l’expérience du tribunal et pour les référer aux services qui peuvent les aider dans le dédale du système judiciaire et face à la violence vécue dans leurs relations.
Nous voyons aujourd’hui l’administration provinciale éliminer bon nombre des ressources qui permettraient de tenir compte de certaines des préoccupations de l’AWAN face aux systèmes de justice réparatrice. Les services aux victimes offerts par les procureurs de la Couronne ont été démantelés et des maisons d’hébergement de femmes et d’enfants victimes de violence ont dû fermer leurs portes. Ces services étaient surtout dispensés à des victimes autochtones vivant hors réserve. Il n’existe peu ou pas de services semblables pour les femmes et enfants autochtones vivant dans les réserves et confrontées à de la violence. Ces facteurs* viennent valider l’opposition de l’AWAN à ce que la justice réparatrice soit appliquée à des cas de violence en l’absence de services de soutien aux victimes.
De plus, comme l’a souligné un rapport préparé pour la BC Association of Specialized Victim Assistance and Counseling Programs, les réformes de justice réparatrice instaurées en Colombie-Britannique ont fait bien peu place à une analyse d’égalité ou de genre. Une telle analyse pourrait pourtant mettre en lumière les conséquences du système de justice réparatrice pour les droits de groupes marginalisés comme les femmes et enfants autochtones. L’absence d’analyse de genre des modèles de justice réparatrice a été soulignée par plusieurs spécialistes, dont la juriste Jennifer Koshan qui, dans son étude documentaire des rapports sur la justice autochtone, a noté le fait suivant:
Bon nombre de rapports recommandent la création de systèmes de justice autochtone ou l’adoption de certaines réformes sans tenir réellement compte de l’impact de telles réformes sur les femmes autochtones qui participeraient surtout à ces systèmes à titr dee survivantes de crimes de violence.**
Enfin, l’administration provinciale (Procureur général) a, dans sa politique sur la violence dans le couple, permis l’application de la justice réparatrice en des « circonstances exceptionnelles ». L’AWAN partage les préoccupations d’autres groupes de femmes et soutient leur recommandation d’éliminer cette ouverture à des « circonstances exceptionnelles »:
La clause de « circonstances exceptionnelles » ne devrait pas pouvoir être invoquée dans des causes de violence conjugale, d’agression sexuelle, de sévices sexuels infligés aux enfants, de harcèlement criminel et d’infractions motivées par la haine, avant qu’on n’ait eu la possibilité de mener toutes les recherches, analyses et évaluations nécessaires de ces initiatives et de consulter l’ensemble des parties affectées.***
4. Politique de l’AWAN concernant la justice réparatrice dans les cas de violence
L’AWAN s’oppose vigoureusement au recours à la justice réparatrice dans les cas de violence faite aux femmes et aux enfants autochtones. Même si les femmes de l’AWAN soutiennent la démarche des peuples autochtones en vue du rétablissement de leurs droits à l’autodétermination, elles reconnaissent que les peuples autochtones vivent actuellement les effets de la colonisation. Tant que des mesures n’auront pas été prises par les gouvernements fédéral, provinciaux et autochtones pour décoloniser les attitudes et pratiques et traiter de l’impact de la colonisation sur les femmes et enfants autochtones, l’application de la justice réparatrice nepourra servir les intérêts et répondre aux préoccupations des femmes et enfants autochtones qui subissent des crimes de violence. La décolonisation devrait inclure un engagement par tous les paliers de gouvernement d’intervenir face aux problèmes de la violence, de la pauvreté, du sexisme et du racisme.
L’AWAN recommande fortement:
  • Un moratoire sur tout accord permettant l’application de pratiques de justice réparatrice pour des crimes de violence contre des femmes et des enfants.
  • Des recherches et analyses plus poussées, menées par l’AWAN, sur les conséquences de la justice réparatrice pour les femmes et enfants victimes de violence;
  • Un engagement à subventionner la recherche, l’examen, l’évaluation et la proposition par l’AWAN de lignes directrices et de critères destinés aux pratiques de justice réparatrice;
  • Des ressources suffisantes, tant financières qu’humaines, pour créer des services efficaces, selon les critères des femmes autochtones, à l’intention des femmes et enfants autochtones victimes de violence, y compris l’engagement de livrer des ressources de traitement des séquelles à long terme de la violence;
  • Des ressources destinées à des services de prévention et à un travail d’éducation populaire sur l’impact de la violence et sur les conséquences des processus de justice réparatrice pour les femmes et enfants autochtones vivant de la violence, selon les critères des femmes autochtones;
  • L’élimination de la clause des « circonstances exceptionnelles » dans la politique du Procureur général sur la violence dans le couple;
  • Un engagement de la part des gouvernements fédéral, provinciaux et autochtones de consulter l’AWAN au sujet de toutes politiques, procédures ou pratiques de justice réparatrice qui auront des incidences sur les femmes et enfants autochtones victimes de crimes de violence;
  • Que l’on tienne réellement compte des conclusions et des préoccupations de l’AWAN dans toute réforme de l’appareil de justice pénale ou dans toute mise en oeuvre de programmes de justice réparatrice.
Notes:
* S. Goundry, “Restorative Justice and Criminal Justice Reform in British Columbia: Identifying Some Preliminary Questions and Concerns” (avril 1999). Il s’agit d’un rapport préparé pour la BC Association of Specialized Victim Assistance and Counseling Programs.
** J. Koshan, « Aboriginal Women, Justice and the Charter: Bridging the Divide? » (1998) UBC Law Review 23.
*** S. Goundry,. op. cit.